American Beauty, Sam Mendes (1999)

American Beauty marque l'entrée fracassante du metteur en scène de théâtre Sam Mendes au cinéma. Ce premier film rafle dès sa sortie 14 prix, 16 nominations et les chaleureux applaudissements de la critique. Depuis, cet instantané caustique de l'Amérique au début des années 2000 est resté culte, indétrônable. Cet impact, on le doit très probablement à l'association du réalisateur avec le scénariste Alan Ball qui prolongera ses réflexions existentielles sur le petit écran avec sa série Six Feet Under. Ce qui fait d' un objet indémodable, c'est sa capacité à nous parler de nous et de notre monde. Il tient des propos qui résonnent en nous avec d'autant plus de force que leur véracité nous effraie.

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American Beauty, Sam Mendes (1999)
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En apparence, Lester Burnham a tout pour être heureux : une situation professionnelle stable, un joli pavillon résidentiel et une famille aimante. Mais sous le vernis lisse de ce beau portrait sont larvés frustrations, regrets et incertitudes. Lorsque Lester rencontre Angela, l'amie de sa fille, il subit un véritable choc émotionnel et esthétique. Motivé par cette vision angélique, Lester décide de reprendre le contrôle total de la vie qui lui a échappée depuis si longtemps.

Le titre du film, American Beauty , est à la fois programmatique et symbolique. Programmatique puisqu'il fait référence à la jeune Angela mais également au rêve américain que les protagonistes poursuivent ardemment. Symbolique puisqu'il évoque la beauté d'Angela, archétype de la beauté plastique américaine, mais aussi la rose éponyme que cultive et sectionne férocement Carolyn Burnham. Non seulement le titre révèle les grandes lignes de l'intrigue mais il le fait avec une ironie incroyable, tant la poursuite du rêve américain conduit cette famille au dégoût existentiel. Mais également que le personnage d'Angela, bien que muni d'un visage d'ange, ne possède pas cette beauté d'âme qui pourrait faire d'elle une belle personne. Le symbole qui résume le mieux l'intrigue du film de Sam Mendes c'est effectivement la rose. Elle synthétise trois éléments qui sous-tendent l'intrigue : l'imagerie de la passion, que Lester essaie désespérément de faire renaître, l'esthétisme de la fleur, qui renvoie à la séduction du rêve social, et la dangerosité des épines, aux embûches de ce modèle. Dans son scénario, Alan Ball jongle avec ces thèmes et les décline autant que ses nombreux personnages le permettent. C'est Lester, le protagoniste, qui les réunit tous et lui seul qui cherche à s'en départir. En effet, après avoir fait la connaissance d'Angela, ce bon père de famille subit un tel choc esthétique qu'il émerge comme d'un coma émotionnel. En cela, les personnages d' American Beauty me font beaucoup penser à ceux des romanciers Bret Easton Ellis et Chuck Palahnuik : ils sont totalement anesthésiés par la société dans laquelle ils cherchent tant à se fondre avant de s'en échapper. American Beauty se focalise sur la renaissance émotionnelle, physique et spirituelle d'un américain moyen paralysé par son environnement. Voilà une thématique universelle dans laquelle le spectateur se reconnaît. C'est aussi le récit d'un parcours initiatique tardif, celui d'un adulte qui veut retrouver cette vie qui lui a totalement échappée. American Beauty c'est donc l'histoire d'un drame, larvé dans ce qu'il y a de plus quotidien et d'intime. Sam Mendes fixe son récit dans les lieux qui nous sont les plus coutumiers : la maison, le quartier, l'école.

American Beauty, Sam Mendes (1999)

Autant de lieux qui, s'ils sont quotidiens, deviennent également des métaphores d'un enfermement cruel et pourtant consenti. Le personnage de Lester passe d'une maison proprette et standardisée au box aseptisé de l'open space dans lequel il travaille, en passant par l'habitacle étroit de son monospace. Et c'est très ironiquement que Lester achète la voiture de ses rêves, une Pontiac Firebird de 1970, pour briser sa routine. Dans ce geste a priori libérateur le protagoniste ne fait que troquer sa prison pour une autre, plus étroite. Si cette prison est plus à son goût, elle n'en est pas moins aliénante. Les nombreuses tentatives de briser un quotidien devenu morne sont autant d'échecs. En cherchant à se rebeller, Lester ne fait qu'ajouter du confort à sa prison, il ne s'en émancipe aucunement. Sam Mendes appuie cette réflexion par une mise en scène studieuse et précise. Il représente visuellement les signes d'enfermement (barrières, barreaux de fenêtres, maison aux rideaux tirés) et de solitude (personnages éloignés autour d'une grande table, Lester isolé dans un plan au milieu d'un vaste bureau, Carolyn en nuisette passant l'aspirateur dans une maison vide de meubles). Le réalisateur prête aussi une attention particulière aux couleurs. La couleur rouge domine allègrement le récit. C'est le symbole de la passion, de la colère, de la sensualité, du désir, du sang... Bref, le rouge c'est la couleur du vivant. Et vivant, c'est ce que Lester aimerait être de nouveau. Le rouge va donc embrasser les intrigues liées notamment à ce personnage. C'est le symbole de la passion, à l'image des roses qui habillent le corps d'Angela dans les fantasmes de Lester. C'est également celui de la colère et de la révolte, comme la voiture télécommandée rouge avec laquelle Lester embête Carolyn, la Pontiac Firebird qu'il achète ou encore le costume d'équipier du fast food dans lequel il travaille. Finalement, le dernier symbolisme que revêtira le rouge sera celui d'une liberté arrachée au prix du sang, Lester étant abattu dans sa cuisine et dont le sang se repend sur la table. C'est donc dans la mort que Lester trouve la libération à laquelle il aspirait tout au long du film. Celle-ci le délivre de son désœuvrement, de ses frustrations multiples et de la pression des cadres dans lesquels le confort de sa petite vie cherchait à le faire entrer. C'est aussi la mort qui lui permet de songer aux moments forts de son existence. Et Lester de s'apercevoir que sa vie était remplie de beaux moments, de moments de bonheur. Aveuglé par les conventions et pressé par les cadres, Lester n'aura pas su voir et apprécier ces instants. Paradoxalement c'est la vie, telle qu'elle organisée et régie au sein de la société, qui aura eu raison de Lester et de son désir de (re)vivre.

American Beauty, Sam Mendes (1999)

Voilà une façon ironique mais également poétique de conclure l'intrigue puisque c'est la mort qui permettra au personnage de renaître et nous conter cette fable personnelle en voix off. Sam Mendes n'apporte pas de précisions quant à la provenance de cette énonciation, ce qui renforce son caractère poétique et universel. Le poétique et l'esthétique sont deux notions importantes dans La recherche du beau, c'est notamment la quête de Ricky, un esthète blasé qui cherche à fixer la beauté qui se manifeste au quotidien à l'aide de sa caméra. Il initie Jane Burnham à cet art avant d'en faire un objet de beauté filmé à son tour. Ce qui semble au départ une forme de voyeurisme prend une allure poétique à mesure que le récit avance, Ricky étant finalement une sorte de témoin de la beauté que personne ne voit. Une beauté anodine qui l'extirpe d'une situation familiale difficile. Il tente d'enseigner cette posture à Lester qui semble la comprendre sans toutefois réussir à l'adopter. Ricky et Lester sont à la recherche d'évasions esthétiques mais de façons différentes. Le jeune constate la beauté dans le quotidien, aussi morne et négatif qu'il peut être ; alors que le père de famille fantasme une beauté fictive, d'autant plus dangereuse qu'elle émane d'une distorsion du quotidien. C'est à cette occasion qu'on observe une division claire entre les adolescents et les adultes. Alors que les jeunes parviennent à admirer les manifestations du beau au quotidien, les adultes se bercent d'illusions et de fantasmes pour espérer ne serait-ce que de le croiser. Paradoxalement, les jeunes sont plus conscients que leurs aînées de la prison matérialiste que représente le rêve américain. Conscients de cette réalité, ils sont d'autant plus aptes à s'émerveiller de petits riens, là où leurs aînés piégés par leur quotidien confortable sont obligé de fantasmer. On ne s'étonne donc pas de voir Lester exprimer sa révolter par une régression juvénile assez risible. Au passage, il est amusant de remarquer que la télévision est, dans American Beauty, un objet que l'on regarde en famille ou entre adultes. Ricky, représentant d'une population plus jeune, développe quant à lui un divertissement marginal : ses propres clips tournés au caméscope. Une situation on ne peut plus contemporaine quand on sait que les jeunes sont friands de plateformes de vidéos numériques et délaissent de plus en plus la traditionnelle télévision.

American Beauty, Sam Mendes (1999)

American Beauty est un chef d'œuvre à ne pas manquer. C'est un film capable de nous parler de notre quotidien comme aucun autre, malgré ses déjà quinze ans. Sam Mendes explore les turpitudes de l'âme humaine et de la société matérialiste comme personne, avec sensibilité, poésie et douceur. Il livre un récit poignant d'une actualité incroyable et avec une finesse de détails qui rend cet univers éminemment réaliste. Quant à Alan Ball, il façonne comme personne des personnages sincères et complexes. Sa façon de les égratigner les rend d'autant plus humains et estimables qu'ils nous ressemblent. American Beauty c'est un film sur l'inspiration humaine majeur : le bonheur. Sam Mendes nous invite à nous départir des illusions que fait cruellement miroiter la société. Ces mirages ne rendent heureux qu'à court termes et l'insatisfaction nous attend toujours au tournant. Le cinéaste nous invite à voir le beau dans ses manifestations les plus infirmes et quotidiennes. Il nous invite à nous réjouir des choses simples tant qu'elles sont entre nos mains et nous prie de conserver cette aptitude à l'émerveillement. Cinématographiquement, American Beauty est un très bel objet à la réalisation impeccable et à la narration précise. C'est une belle dissertation sur la condition de l'individu moderne.