Legend

Une réflexion sur le film de gangsters portée par la double-interprétation folle de Tom Hardy.

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Des classiques des années 30 aux modernisations de Scorsese ou De Palma, la figure du mafieux a souvent conservé le même parcours, celle d’une ascension menant à une chute inévitable aux accents tragiques. Ce qui a été remis en question avec le temps, c’est l’empathie du spectateur pour cet anti-héros, cette manière de le présenter afin de nous faire désirer sa victoire, et ainsi flouter les limites de notre propre moralité. La sentence quasi-divine semble alors plus sévère, au point de tendre vers une forme de mythification du criminel, amorcée par des films comme Le Parrain, mais surtout poussés à leur paroxysme par leurs héritiers, à l’instar de l’œuvre de Michael Mann. Pourtant, ce dernier fait presque preuve, à l’heure actuelle, d’exception dans le genre. Qu’il vienne de la comédie anglaise ou du néoclassicisme américain, le gangster manque aujourd’hui de courage, d’honneur, et touche même à la dérision, dans une décortication de ses motivations en rapport avec sa vie intime. C’est dans cette optique que s’inscrit Legend, titre auquel le cinéaste Brian Helgeland (Payback) donne une dimension ironique. Il se concentre en effet plus sur les failles et les déboires familiaux de Reginald et Ronald Kray, deux jumeaux qui marquèrent de leur empreinte l’East End londonien dans les années 50-60, que sur leur iconisation.

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Il est d’ailleurs amusant de constater à quel point le film flirte avec le drame familial quand on le compare avec une œuvre récente à priori diamétralement opposée : Joy, de David O’Russell. Tous deux possèdent une voix-off d’un proche des protagonistes (la femme de Reginald dans le premier, la grand-mère de Joy dans le second) qui raconte l’histoire alors qu’il décède avant la fin du long-métrage. Ces personnages avouent rétrospectivement leurs propres erreurs, mais soulignent également le pouvoir de leur omniscience, qu’ils acquièrent dans la mort. Ils ne l’exploitent pas tant pour juger, mais pour sonder ces êtres qu’ils suivent, et montrer leurs faiblesses. Cette voix du ciel devient dans les deux cas bienveillante, même si elle accompagne une destinée contraire. Et à vrai dire, Legend n’est jamais aussi bon que lorsqu’il veut se rendre attachant, regrettant les débuts simples et « innocents » des Kray, ainsi que le fantasme révolu d’une époque. On comprend dès lors que si ce parti-pris scorsesien de la voix-off est attribué à Frances, l’épouse de Reggie (Emily Browning), c’est parce qu’elle partage avec Helgeland cet élan nostalgique. Des bâtiments en briques de l’East End aux voitures en passant par les costumes, le réalisateur se délecte de chaque décor et accessoire, qu’il cherche à magnifier dans son objectif. Sans fioritures, la mise en scène se charge de mettre en valeur cette élégance, même s’il lui manque ce grain de folie qui constitue la seconde face du long-métrage.

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Car Legend est avant tout l’objet d’un pari assez délirant : celui de faire incarner les deux frères Kray par le même acteur, qui plus est particulièrement bankable. Mais une fois les personnages parfaitement introduits, le choix de Tom Hardy pour cette double-interprétation devient tout de suite évident. En confirmant qu’il dirige l’un des meilleurs comédiens de sa génération, Helgeland prouve surtout qu’il est une merveilleuse définition de son métier. Véritable page blanche capable de filtrer ses émotions (Mad Max, ou encore Bane et son masque imposant dans The Dark Knight Rises), Hardy donne l’impression que chaque personnage vient se projeter sur lui, telle une possession qui permet à tout son charisme, voire à toute sa folie, de s’exprimer (Bronson). Le film invite ces deux facettes, et met même en opposition la classe naturelle de Reggie et l’instabilité inquiétante de Ron, diagnostiqué paranoïaque et schizophrène. Cette transformation physique et psychologique, au-delà d’être bluffante, emmène Legend dans sa dimension irréelle, où le corps s’efface pour devenir une figure, une aura. Malgré les divergences entre les jumeaux, le cinéaste martèle à longueur de film leur impossibilité de se séparer, et plus généralement de pas être associés l’un à l’autre. Leur légende n’est pas tant bâtie sur leurs actes que sur leur lien indéfectible. L’ensemble ressemble alors à la construction mal organisée d’un mythe, une fusion ratée devenant deux entités différentes. En jouant ces deux extrêmes, Tom Hardy décompose petit à petit la figure du gangster. Il le démythifie, notamment en le privant de ses attributs dans l’une des meilleures scènes du film, où Ron échappe à une bagarre en faisant croire qu’il a des pistolets dans les poches, pour mieux revenir à l’assaut de ses ennemis dans leur dos. Néanmoins, ce rapport quasi-théorique au genre est également la grande limite de Legend, qui ne peut pas s’empêcher de suivre certains passages obligés sans jamais innover. Un manque d’audace impardonnable pour une œuvre dont le but premier est de déréaliser un modèle poussiéreux et anachronique, et de le transformer en pur objet de fiction. Le jeu parfois outré d’Hardy répond admirablement à cette demande, visant par moments la dichotomie manichéenne d’un Docteur Jekyll et Mr. Hyde cartoonesque. Brian Helgeland admet avec dépit que le gangster n’existe plus. Il l’étudie désormais en tant que cliché.

Réalisé par Brian Helgeland, avec Tom Hardy, Emily Browning, Paul Anderson

Sortie le 20 janvier 2016.