Interview avec Lionel Baier réalisateur de "La Vanité"

Jeune cinéaste suisse talentueux, Lionel Baier revient après Les Grandes Ondes avec une comédie sur le suicide assisté. Un sujet épineux pour un résultat maîtrisé, remarqué à l’Acid au dernier festival de Cannes. Rencontre avec le réalisateur de La Vanité.

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Comment vous est venue l’idée du film ?

Lionel Baier : L’idée vient de deux choses. Tout d’abord, elle vient d’une anecdote qui m’avait été racontée par un étudiant de l’école de cinéma dans laquelle je travaille. Il se trouve qu’il se prostituait pour payer ses études. Et une fois, il m’a raconté que dans la chambre à côté de laquelle il travaillait, il y avait un couple dont l’homme avait décidé d’avoir recours au suicide assisté. Leur témoin ne venait pas, alors ils lui ont demandé de passer dans la chambre d’à côté pour être le témoin. Évidemment, il avait refusé. C’était un étudiant étranger extra-européen, et il avait été sidéré qu’en Europe, il y ait un programme de lois qui encadre la mort, et que des gens se battent pour mourir. Il venait du Bénin, et dans son pays à lui, les gens se battent plutôt pour survivre. Je me suis dit que l’idée d’une simple cloison qui sépare d’un homme voulant mettre fin à sa vie pouvait être amusante. En Suisse, je ne dirais pas que c’est habituel, mais c’est relativement courant, et je pense que tout le monde connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a eu recours au suicide assisté.

A travers cette problématique, vous développez différents sujets, comme le temps qui passe ou encore la solitude, mais toujours avec humour, alors que le postulat semble ne pas s’y prêter.

L.B. : Non, parce que je crois que comme tous les sujets graves, il ne faut pas forcément les traiter avec gravité. L’intérêt de la comédie, ou en tout cas d’éléments comiques dans un film, c’est de permettre au spectateur d’avoir une sorte de distance qui lui permet de projeter ses propres sentiments. Moi, il y a beaucoup de films que j’aime qui traitent de sujets très graves comme To be or not to be ou Le Dictateur, mais toujours sous le regard de l’humour. Cela fait circuler une forme d’intelligence, parce que quand on rit à quelque chose qu’un réalisateur a décidé d’être drôle, il y a une forme de compréhension. Et je me suis dit que par rapport à ce sujet, j’avais envie de faire un pas de côté et de me mettre à la place du spectateur, pour qu’il puisse la question du suicide assisté lui-même. C’est pour cela que le personnage principal, s’il est très décidé à mourir, se rend qu’il a encore beaucoup de curiosité pour les autres. Il demande au jeune prostitué comment ça se passe entre deux hommes. Il demande à Espe ce que ça fait d’être accompagnatrice. Il se rend compte qu’il n’est peut-être prêt à mourir parce qu’il a cette curiosité, et quand on l’a, ça veut dire qu’on a encore envie de vivre.

Par rapport à cette question du suicide assisté, est-ce que cette pratique est définitivement entrée dans les mœurs en Suisse ? Ou est-ce qu’on en parle encore ?

L.B. : On en reparle peut-être un petit peu à cause d’une discussion visant à étendre le droit à toutes les personnes qui sont dépressives chroniques ou aller faire ce genre de pratiques directement dans les maisons de retraite ou les hôpitaux. On en reparle parce que le droit risque d’être ouvert à quelque chose de plus large. C’est différent en France, mais ça a peut-être une vertu. Ce qui se passe là-bas est très lié à l’idée du débat, de la dispute philosophique, qui est culturellement très ancrée. C’est-à-dire que ce débat soit sur la place publique et que chacun peut y amène sa contribution. Je crois que c’est une bonne chose car peut-être que les Suisses ont trop vite légiférer sans se poser les questions que les Français se posent maintenant, et je pense que vos questions sont finalement plus importantes que le résultat. Mais si on faisait voter une loi en France, je ne suis pas sûr que ça ne passerait pas, et pas forcément pour les bonnes raisons. Des fois, l’hédonisme pousse à penser que l’on peut avoir une toute-puissance sur tout : sur la vie, sur la mort. Donc, les gens voteraient peut-être pour dire qu’ils ont le droit de choisir, mais je trouve que la discussion en France est très intéressante car elle dit : certes, mais cela pose une question de vivre-ensemble. Et puis en Suisse, c’est aussi une question de moyens et d’éducation. Le personnage d’Espe, qui est une immigrée espagnole, explique qu’elle n’a jamais songé à euthanasier son mari. David Miller, lui, est un ancien architecte, a été éduqué en sachant que cela existe et il a les moyens de le faire. Il dit même à un moment qu’il a des relations. Pour lui, c’est presque naturel.

Pour la préparation du film, avez-vous été en contact avec des associations qui ont recours au suicide assisté ?

L.B. : Oui, je les ai rencontrés. A la base, j’avais vu un reportage à la télévision sur un homme qui s’était f ait suivre durant tout le processus de son départ. J’étais à la fois touché et amusé par la situation. Ce sont des amateurs qui viennent aider des gens dans la mort. Il peuvent être un peu anxieux et la dame leur dit : « Vous verrez, ça se passe très bien ». On a envie de lui dire : « Mais vous n’en savez rien. Vous êtes déjà partie et revenue pour l’affirmer ? » J’étais amusé et… dubitatif. Mais j’ai rencontré des gens qui étaient très sincères. Souvent il s’agit d’assistants médicaux, de docteurs ou d’infirmières qui ont été témoins de l’acharnement thérapeutique, et qui pensent que l’euthanasie est une bonne façon de pallier à ce problème.

Vous maniez très bien les changements de tonalité. Comment avez-vous équilibré le drame et l’humour ?

L.B. : Il n’y avait pas l’envie que le film soit un tire-larmes. En tant que spectateur, j’ai horreur d’être pris en otage à un endroit où l’on me force à être ému tout le temps. Et il fallait également le recul suffisant pour laisser le temps à tout le monde de se positionner. Il y avait l’envie que le film joue sur le tableau de la délicatesse de l’humour pour basculer parfois dans le drame. C’est un ton de cinéma qui m’intéresse et le plaît. Quand j’étais petit, Qui a tué Harry ? d’Hitchcock m’a beaucoup marqué. C’est une comédie un peu sombre sur un cadavre, mais qui servait surtout à montrer à quel point les gens étaient vivants autour. C’est un peu le même procédé avec La Vanité. La mort est au centre, mais on n’arrête pas de parler de la vie. Je crains que les gens soient rebutés par le film à cause de son sujet, alors qu’il s’agit d’une comédie. Étonnamment, lors des débats en salle pour mon précédent film, Les Grandes Ondes, certaines personnes semblaient étonnées d’avoir été émues par une comédie. Et là, elles s’excusent pour avoir ri. Mais c’est le but ! (sourire)

Par rapport à cette culpabilité que les spectateurs peuvent avoir, il est étonnant de voir la façon dont vous décrivez vos personnages. Ils peuvent parfois dire des choses atroces, comme David sur son fils, mais vous ne les jugez jamais.

L.B. : David est un bougon, un aigri un peu égoïste, mais c’est une sorte de moyen de survie pour lui. Et puis, je trouve qu’il y a une réelle franchise à dire qu’on détestait son fils et qu’on le trouvait laid à la naissance. Tout le monde vous dira que vous étiez mignons quand vous étiez petits, mais ce n’est pas vrai. A un moment donné, je sais que j’étais horrible. Après, évidemment, il na jamais été vers lui, mais je ne me permettrais pas de juger. C’est compliqué de juger la vie de quelqu’un, surtout quand il va mourir, et je ne voulais pas que le film ait un aspect moraliste ou moralisant.

Votre film parle surtout du désir, en fait.

L.B. : Oui. C’est amusant parce que le personnage pense qu’il n’en a plus alors qu’il en est chargé. Carmen Maura me dit tout le temps que le film ne peut pas finir par la mort de David. Pour elle, ils vont se marier, adopter le prostitué, ouvrir un bureau d’architecture ensemble et vivre encore de longues années. Moi je dis pourquoi pas. Ce que je voulais, c’est que le film soit foncièrement optimiste.

Mais vous parlez aussi de la solitude de ce trio.

L.B. : Oui, ce sont des gens qui sont seuls. Seuls parce qu’ils ne sont pas chez eux, comme le prostitué. Seuls parce qu’ils n’ont plus l’impression d’être chez eux, ce qui est le cas de l’architecte, qui appartenait à un monde des années 60, où l’on construisait beaucoup de bâtiments dédiés au loisir, alors qu’aujourd’hui, on va peut-être vers une architecture plus austère. Et puis seuls parce que la personne qu’on aimait n’est plus là. C’est notre côté grégaire qui fait que ces trois êtres, en se rencontrant, cherche à devenir un petit groupe, une sorte de nouvelle famille. Comme dans une pièce de Tchekhov, on reforme des ensembles qui ne sont pas liés à la puissance de l’État ou à la force de la famille réelle.

A un moment, le personnage dit que la mort n’est pas naturel. Vous le pensez ?

L.B. : Oui. On est tellement programmés pour vivre que la mort ne peut qu’être contre nous. La nature n’arrête pas e se battre pour la vie. C’est pour ça que ce n’est peut-être pas si grave de mourir avec ds moyens pas naturelles, puisque la mort n’est elle-même pas naturelle.

Vous parliez d’une volonté d’un ton décalé, très fictionnel par rapport à l’actualité du sujet. On ressent une certaine irréalité et l’inspiration du théâtre, notamment par la photographie colorée et le postulat du huis-clos. Quelle place a eu la fiction dans le processus de création ?

L.B. : C’est juste. Par exemple, le nom Tréplev est volé à un personnage de La Mouette de Tchekhov. Le rideau rouge de la chambre peut donner l’impression qu’il va s’ouvrir à un moment. J’aime bien le théâtre car j’ai le sentiment qu’il lisse beaucoup de place au spectateur. Le cinéma est beaucoup plus dirigiste. Il y avait ici l’idée de répandre une part de vaudeville, de théâtre de boulevard, avec des portiques qui claquent, des gens qui se trompent de chambre, des quiproquos, etc. Même si le sujet est grave, on reprend une architecture qui ressemble au vaudeville, on y adjoindrait l’idée que les personnages portent avec eux une partie de leur pays, comme c’est le cas chez Tchekhov. Et puis, le jeu n’est pas toujours réaliste, et Carmen Maura est une actrice géniale pour ça. Les Espagnols ont un rapport au jeu plus codifié, comme les Américains ou les Anglo-Saxons. On n’essaie pas de copier la vie, mais de faire quelque chose qui la rend plus visible. Parfois, on a voulu exacerber le jeu, comme au temps du muet, pour se rapprocher du théâtre et le prendre à bras le corps.

Et donc, comment vous dirigez vos acteurs ?

L.B. : Je ne répète jamais avec eux. On s’est vus quelques fois pour faire des lectures. C’est marrant parce que dès que je les ai vus tous les trois ensemble, j’ai su que ça fonctionnerait et que le travail était déjà fait. Ils avaient plaisir à être ensemble et à jouer les uns avec les autres. La première fois qu’on s’est vus à Paris, je marchais dans la rue avec Carmen Maura et elle m’a dit : « Ça va bien marcher parce qu’on ne ressemble pas à des acteurs. » Ils ont une sorte de simplicité qui les rendent accessibles. Après, moi j’étais surtout là pour m’assurer qu’ils disaient bien le texte.

Du coup, vous pensez votre découpage en avance ou vous déplacer la caméra en fonction de leur jeu ?

L.B. : Je ne prévois pas de découpage, mais je les dirige beaucoup, paraît-il. Moi, j’ai l’impression de leur laisser beaucoup de place, mais ils me disent que ça reste très précis. On fait des mises en place, mais c’est toujours intéressant de voir ce qu’ils font eux tout seuls d’abord. Souvent, ils font des choses qui n’étaient pas prévues et je les prends pour les intégrer au jeu.

Je voulais revenir sur le tour de force du film qui est la scène de la lettre, qui est présentée de manière très originale (elle est muette et on la lit grâce à des panneaux, ndlr).

L.B. : C’est vraiment à cause de Carmen Maura. Quand je me suis dit que c’était elle qui allait jouer, je savais qu’elle serait parfaite pour le cinéma muet. Pour nous en France, les acteurs sont des acteurs du pourquoi. Pourquoi est-ce que je dois faire ça ? Pourquoi le personnage ressent cette émotion ? En Espagne, ce sont des acteurs du comment. Comment je dois le faire ? Si je dois descendre les escaliers, est-ce que je les descends à toute vitesse ? Est-ce que je mets la main sur la rampe ? Un acteur français dira : Pourquoi est-ce qu’il est pressé ? Une actrice du comment, c’est génial à faire tourner en muet. Elle ne posera jamais la question du pourquoi. Elle dira : Comment je peux jouer le fait que le téléphone sonne ? Que je suis surprise ? Que j’ai entendu mais que je fais semblant de ne pas avoir entendu ? Donc je me suis dit : faisons une scène en muet.