Timbuktu : Critique

Par Cinecomca @cinecomca

SYNOPSIS

« Non loin de Tombouctou tombée sous le joug des extrémistes religieux, Kidane  mène une vie simple et paisible dans les dunes, entouré de sa femme Satima, sa fille Toya et de Issan, son petit berger âgé de 12 ans.
En ville, les habitants subissent, impuissants, le régime de terreur des djihadistes qui ont pris en otage leur foi. Fini la musique et les rires, les cigarettes et même le football… Les femmes sont devenues des ombres qui tentent de résister avec dignité. Des tribunaux improvisés rendent chaque jour leurs sentences absurdes et tragiques.
Kidane et les siens semblent un temps épargnés par le chaos de Tombouctou. Mais leur destin bascule le jour où Kidane tue accidentellement Amadou le pêcheur qui s’en est pris à GPS, sa vache préférée.
Il doit alors faire face aux nouvelles lois de ces occupants venus d’ailleurs… »
(Source : Allociné)

LE FILM

Réalisateur : Abderrahmane Sissako
Scénario : Abderrahmane Sissako et Kessen Tall
Photographie : Sofian El Fani
Musique : Amine Bouhafa
Casting : Ibrahim Ahmed dit Pino, Toulou Kiki, Abel Jafri, Fatoumata Diawara

Sortie française : 10 décembre 2014

CRITIQUE 

Huit années ont passé depuis « Bamako » son précédent film et sa puissance narrative sans nom. Le mauritanien Abderrahmane Sissako nous revient avec un sujet brûlant qui se déroule pendant l’occupation du nord du Mali par des djihadistes, dans la période allant de l’été 2012 au premier mois de l’année 2013. Porte parole d’une conscience collective indignée, il livre avec « Timbuktu » un film à la portée universelle.

Le film se déroule aux alentours de Tombouctou, ville symbolique par sa capacité à avoir toujours favorisée la pratique d’un Islam non-radical. Berbères, Touaregs et Peuls y vivent en parfaite harmonie. Mais elle sera mise à mal suite à l’arrivée de djihadistes imposant la charia. Lors de déplacements à moto, ils aiment à rappeler à l’aide d’un mégaphone les « règles » aux habitants et les sanctions qui les accompagneraient si elles n’étaient pas respectées : pas de jeux, pas de musique et de chants, pas de cigarettes, interdit de s’asseoir dans la rue, même devant chez soi ; port du voile, de gants et de chaussettes obligatoire pour les femmes. En quelques instants, les libertés des hommes sont bafouées et tout s’effondre. C’est cette violence du quotidien que le réalisateur va dénoncer pendant plus de 90 minutes.

Le film commence par un plan de gazelle qui s’enfuit, poursuivie par des djihadistes en Jeep, qui lui tirent dessus pour le jeu. Le chef s’écrit : « Ne la tuez pas, fatiguez la ! ». C’est ce qu’ils vont s’évertuer à faire pendant les quelques mois de leur occupation sur les hommes et les femmes de la région : Les fatiguer. En commençant par la destruction des marques culturelles à coups de kalachnikov. Sissako dépeint les djihadistes comme des laissés pour compte de leurs sociétés respectives. Des êtres manipulés venus de différents endroits. Il se moque gentiment d’eux et les représente comme des bras cassés, ridicules et les confronte à leur hypocrisie à plusieurs reprises. L’un d’entre eux se retrouve bien embêté lorsqu’il repère enfin la maison d’où s’élève des chants, mais que ceux-ci sont des louanges à Dieu. Un autre n’a pas son permis et prend des cours de conduite accélérés en plein désert. Ce même individu se cache pour fumer alors que la charia l’interdit. Un des plus jeunes, anciennement rappeur dans une vie de pêché, se retrouve incapable d’enregistrer une vidéo de propagande, car non convaincu par ses propos. De plus on parle plusieurs langues dans ce pays, comme le bambara ou le tamashek, ce qui oblige la plupart des djihadistes qui ne parlent que l’arabe à être accompagnés de traducteurs, empêchant tout dialogue direct avec la population la plupart du temps. Cette distillation d’humour grotesque face à l’absurdité des situations empêche tout surplus de pathos. Le réalisateur n’accable pas non plus les djihadistes et leur accorde parfois certaines courtoisie, comme lorsqu’ils rendent ses lunettes à un otage, ainsi que ses médicaments. De cette façon il les humanise, et évite le manichéisme, qui aurait pu amener à la traditionnelle confrontation entre les soi-disant ignorants face aux soi-disant intelligents.

Mais la drôlerie absurde inquiète. Et lorsqu’elle est omniprésente, que reste-t-il ? L’imagination sans doute. Face à cette myriade d’interdiction, des jeunes improvisent une partie de football sans ballon dans une scène magnifiquement photographiée. Dès lors l’humour disparaît et la poésie naît, saisissant le film d’une réelle empathie pour ces populations locales prises en otage. Bien que constitué de plusieurs personnages différents, le film évite habilement le catalogage de situations, et cela grâce à l’intelligence du montage.
Le réalisateur fait preuve d’une grande sensibilité, et ne tombe jamais dans le spectaculaire, ne rajoutant aucune cruauté supplémentaire dans sa mise en scène. La réalité des situations étant suffisamment insoutenable comme ça. Toutes les scènes sont amenées avec une extrême pudeur et de façon intime. Lorsqu’il met en scène une lapidation, il amènera le spectateur à réfléchir, en mettant en place un montage parallèle entre l’acte barbare et la trêve spirituelle d’un djihadiste, qui après avoir posé son arme au sol, se met à danser comme s’il extériorisait les incohérences engendrées par son égarement moral.

La caméra fixe la plus grande partie du film, fait ressentir la tranquillité en accord total avec l’imperturbable sérénité des paysages couleur ocre du désert et des murs en banco, comme ceux de la mosquée de Djingareyber.
La lumière de Sofian El Fani (chef opérateur de Kechiche, entre autre) est toujours chaude, et le film est d’une beauté formelle. Mais il n’y a pas d’amalgames ; la beauté n’est jamais violente, et inversement, la violence n’est jamais belle, sublimée. Il se permet lors d’une seule scène de rapprocher les deux, lors d’une séquence faisant penser à un western. L’on suit cette scène de loin. Après avoir commis l’irréparable pour lequel il sera condamné, Kidane tente de sortir du cadre par la gauche tandis qu’à droite l’autre protagoniste agonise tel un poisson hors de l’eau.

Dans ce diktat établi par la police islamique, les gens ne se laissent pas faire. Il est important de souligner que les femmes sont bien plus fortes que les hommes dans ces situations de crise. Les hommes, à l’instar de Kidane ou du jeune berger sont ceux par qui arrivent les difficultés. Les femmes quant à elles se rebellent bien plus. La femme de Kidane tient tête à un djihadiste quand celui-ci demande que sa fille se couvre les cheveux. Lors de son châtiment pour avoir chanté, une femme se met de nouveau à chanter en signe de résistance lorsqu’elle reçoit ses coups de fouet. Mais encore, lorsqu’une vendeuse de poisson, qui a déjà accepté de mettre le voile, refuse de porter des gants, tend ses deux bras au soldat afin qu’il les lui coupe, à titre de provocation. Choqués par cette rébellion, les soldats ne feront rien. Il en sera de même pour le personnage d’une vieille folle, toujours un coq entre les bras, qui ose traiter les djihadistes « de connards », habillée avec des couleurs chaudes, tête découverte, libre de faire ce qu’elle veut sans aucune sanction. Allant jusqu’à se dresser face à un de leur 4×4, les bras en croix, faisant écho à l’homme de Tian’anmen. Tout en pudeur, Sissako semble nous dire que seul la folie permet de braver les interdits sans châtiments.

Durant tout le film Abderrahmane Sissako aura laissé le spectateur pour seul juge, préférant plutôt que de dénoncer des actes, dévoiler des séquences. Il en ressort un film admirable, que l’on pourrait qualifier de fragile, et soucieux de rendre compte d’un certain état du monde actuel, faisant preuve d’une réelle sagesse et d’une prise de position assez rare en ce moment au cinéma.
Toya court maintenant à la recherche de son papa. On revoit alors le même plan qu’au début du film. La gazelle aussi court toujours, poursuivie par les djihadistes. Mais elle continuera de courir car ils ne l’attraperont jamais. Lorsque tout est interdit. Que reste-t-il vraiment alors ? L’Amour, résistant à la barbarie des hommes, on en est sûr.

BANDE-ANNONCE

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