Fenêtre sur cour

Fenêtre sur courA l'abri des regards, dans l'intérieur des foyers...

Le maître du suspense s’ingénie à nous faire prendre place dans son fauteuil de metteur en scène ; le spectateur sera le voyeur ; celui qui attend que se passe quelque chose pour celui qui attend cloué sur son fauteuil roulant. Dès les premiers plans, Hitchcock ballade en voyeur sa caméra dans une cour d’immeuble offrant une grande promiscuité ; promiscuité accentuée par les stores levés et fenêtres ouvertes des chaudes journées et nuits d’été. C’est donc un huis clos ; nous serons dans un appartement ouvert sur cette cour durant tout le film. La caméra nous fait faire le tour du propriétaire ; on verra de loin les différents appartements et voisins cohabitant dans cette cour, puis on finira par James Stewart suant, endormi et immobile dans son fauteuil roulant. Il se réveille, et son premier réflexe celui dont le métier est d’observer les autres, il est photographe de presse ; est de scruter attentivement la cour d’immeuble. La caméra reprend son même chemin circulaire ; mais notre regard pénètre l’intérieur des appartements et l’intimité des voisins ; nous serons aussi les voyeurs au regard aiguisé jugeant et interprétant tous les événements, jusqu’à ce qui pourrait être un fantasme. Et tout le film sera comme cela… un film indispensable.

Pour compléter, Jérémy Gallet : « Fenêtre sur cour est fidèle à l’orthodoxie hitchcockienne, car il ménage un suspense savamment distillé et en même temps diablement méta-cinématographique, offrant une réflexion sur le regard, à travers un personnage cloué, qui devient une sorte de média entre le spectateur et le metteur en scène : à la fois objet de spectacle et curieux de tous ceux qui s’offrent à ses yeux. La fragmentation des intérieurs sur lesquels l’œil du héros se promène dissémine de potentiels films, déclinés en autant de situations correspondant à l’amour, qu’il s’agisse du désir, incarné par une jeune femme en petite tenue, de la scène de jalousie, en passant par l’étreinte d’un couple, qui baisse ensuite le store, ou de la solitude d’une dame mimant un repas aux chandelles. Le photographe immobile lui répond et synchronise son geste avec celui de cette voisine, levant son verre à l’unisson de leur manque affectif.

L’immobilité de Jeffries est suffisamment polysémique pour exciter notre réflexion : d’une part, elle figure une sorte d’indécision sentimentale que souligne le premier long dialogue piquant avec l’infirmière Stella ; d’autre part, elle le force à voir ce qu’il ne devrait pas voir, mais auquel il prend goût, devenant une sorte de projection symbolique du spectateur, tel que Hitchcock le construit par le simple effet du suspens ; enfin, elle permet, grâce à une translation autobiographique, de configurer les fantasmes du réalisateur, dont le héros prolonge le regard en s’attardant sur une femme quasiment dévêtue, bientôt affublé, pour poursuivre ses investigations, d’un téléobjectif à la forme phallique. Cet objet psychanalytique, noteront les plus facétieux, retient Lisa et Stella qui, à leur tour attirées par le spectacle, entreprennent d’épier les faits et gestes d’un inquiétant voisin.
Mais il y a plus troublant encore : la première apparition quasiment surnaturelle, face caméra, de Grace Kelly : on ne saurait oublier l’intensité incandescente de ce visage penché sur le voyeur, lui offrant l’accomplissement de ce qu’il désire, même si les deux personnages sont nettement séparés par leurs projets. Et la mise en scène le souligne, car tandis que la caméra saisit souvent Lisa dans un environnement de couleurs chaudes, Jeffries demeure, par contraste, engoncé dans un vêtement d’une froideur monochromée, en l’occurrence une chemise bleue. »

Sorti en 1955

Ma note: 18/20