« Misanthrope » de Damián Szifrón

MisanthropeLe début du nouveau long-métrage de Damián Szifrón, Misanthrope, commence de façon assez spectaculaire. Alors qu’un feu d’artifice illumine le ciel de Baltimore, un tueur abat froidement vingt-neuf personnes depuis la fenêtre d’un immeuble avant de s’enfuir, en faisant exploser l’appartement au passage.
La traque de ce tueur de masse est confiée à Geoffrey Lammark (Ben Mendelsohn), un agent fédéral expérimenté. Celui-ci décide d’intégrer à sa cellule d’enquête la jeune Eleanor Falco (Shailene Woodley), une policière qu’il a croisé sur la scène de crime et en qui il décèle un talent d’observation supérieur à la moyenne et des dons en matière de profilage. Il va avoir besoin, car le tueur ne semble pas, contrairement aux autres tueurs de masse, chercher à être arrêté. Il efface soigneusement toute empreinte ou toute trace d’ADN pouvant remonter jusqu’à lui. Et difficile d’anticiper ses prochains crimes, puisqu’il ne suit aucun schéma particulier. Ses victimes n’ont aucun point commun entre elles. Des hommes, des femmes, de tout âge, toute race, toute religion. Juste des cibles sélectionnées au hasard, qu’il extermine de façon implacable.

La suite, hélas, est un peu moins percutante, car le scénario suit, lui, des sentiers un peu plus balisés et empile les stéréotypes. L’intérêt pour cette chasse à l’homme s’estompe peu à peu, à mesure que l’aspect “psychologique” prend le dessus. Le rythme retombe et le récit manque trop de rebondissements pour nous tenir en haleine jusqu’au final, assez mollasson et manquant cruellement de tension si on le compare, par exemple, à celui du Silence des agneaux.
Ce qui est encore plus embêtant, c’est que les avancées de l’enquête reposent sur des artifices assez grossiers. Par exemple cette scène où Eleanor, dans son bain, tel Archimède s’écriant “Eurêka!”, est subitement frappée d’une révélation qu’un gamin de dix ans aurait eu bien avant. Ou quand le criminel est confondu par son régime alimentaire. Ben oui, une telle boucherie, c’est forcément commis par un végétarien…
On peut aussi s’agacer du comportement des enquêteurs, qui cumulent les bourdes et tombent dans les pièges les plus grossiers. Pour des gens qui sont censés être les esprits les plus brillants du FBI, c’est embêtant (et ça peut être fatal). On ne leur fait pas passer des tests, à Quantico? Un QCM genre permis de traquer, ça serait pourtant utile :

J’arrive à un endroit qui pourrait être la tanière d’un psychopathe qui est un expert du tir de sniper. J’ai juste une collègue débutante avec moi. Que fais-je ?
a – J’appelle des renforts
b – Je sonne poliment à la porte et j’attends qu’on vienne m’ouvrir
c – Je rentre dans la maison et me place devant les fenêtres, bien en évidence

Misanthrope ne brille donc pas vraiment par son intrigue, digne d’une mauvaise série B ou d’un téléfilm policier médiocre. Il ne séduit pas plus par son jeu d’acteurs. Malgré toutes les qualités que l’on peut reconnaître à Ben Mendelsohn et Shailene Woodley, ils n’arrivent jamais vraiment à apporter la complexité nécessaire à leurs personnages. Là encore, on peut blâmer un script qui ne les aide pas vraiment, mais ils auraient dû faire mieux malgré tout. En revanche, la mise en scène de Damián Szifrón s’avère souvent au-dessus de la moyenne. Pour son premier film hollywoodien, le cinéaste argentin n’a rien perdu de ce petit grain de folie qui irriguait son précédent long-métrage, Les Nouveaux sauvages. La scène inaugurale fait partir le film sur des bases élevées, en nous plongeant vraiment au coeur de l’action, à l’aide d’une alternance habile entre plan-séquences, vues aériennes et plans rapprochés. Même si la suite, comme le récit, s’avère un peu plus sage, il parvient malgré tout à composer une atmosphère poisseuse et lancinante qui gomme en partie les défauts du scénario. Et surtout, il se rattrape dans un joli plan final – les lumières rouges et bleues d’un gyrophare de voiture de police (qui sont aussi les couleurs du drapeau américain)alternant sur le visage du tueur. Ainsi, il redirige le spectateur vers ce qui est le vrai sujet du film et le sauve de la médiocrité absolue : la mise en relief d’une société américaine malade et à la dérive.

Ce qui est original, ici, ce sont les motivations du tueur. Comme le titre l’indique, il s’agit d’un misanthrope, c’est à dire un type qui déteste l’ensemble de ses congénères et leur mode de vie. On sent que Damián Szifrón n’est pas loin de partager, par certains côtés, ce rejet de la société américaine moderne, du moins ses aspects peu reluisants. Mais il est évidemment assez civilisé pour privilégier d’autres voies que celles, radicales, de son personnage, même si son film a tout du “jeu de massacre”, passant l’American way of life à la sulfateuse.
Déjà, il rappelle que les meurtres de masse commis à intervalles réguliers au pays de l’Oncle Sam ne sont possibles que parce que n’importe quel individu peut trouver des armes lourdes en vente libre dans des armureries. Celle visitée par Eleanor est un cas d’école. Elle est tenue par un « aimable » vieillard qui fait l’article de fusils ayant jadis servi aux fanatiques du Ku Klux Klan et vend sous le manteau des armes de guerre interdites.
Szifron fustige aussi la politique impérialiste et « va-t-en guerre » des États-Unis qui envoient régulièrement au front de jeunes soldats au front, soi-disant pour combattre « pour la liberté » alors que la plupart des conflits sont plutôt guidés par des intérêts économiques et géostratégiques. Ces gamins reviennent des zones de guerre, au mieux atteints d’un syndrome de stress post-traumatique, au pire dans un cercueil recouvert de la bannière étoilée.
Il montre aussi, à travers des déboires de Lammark, les coulisses du pouvoir, les luttes d’influence dévastatrices et les décisions imbéciles, prises par les maires et les élites au détriment de leurs administrés.
En vrac, il dénonce aussi la misogynie ambiante (la pauvre Eleanor est régulièrement rabaissée par sa hiérarchie), l’intolérance, les média avides d’information-spectacle, ou les dérives d’un système économique où on peut toujours trouver quelqu’un de plus faible que soi pour l’exploiter et profiter de son travail.
Enfin, il aborde les problèmes écologiques dont tout le monde semble se moquer comme d’une guigne. Le tueur devient végan en prenant conscience de l’absurdité l’élevage intensif bovin. Les flics tentent péniblement de fouiller une décharge pour retrouver un indice au milieu d’immondices, alors que les poubelles étaient censées être triées – un simple effet d’annonce pour faire croire aux électeurs qu’on se soucie du problème de réchauffement climatique.
Bref, le portrait n’est guère flatteur et on comprend que le tueur, face à cet étalage de bêtise, puisse avoir fini par péter un câble…

Dommage que le cinéaste n’ait pas osé pousser au bout la démarche, en faisant de son tueur une sorte de vengeur cherchant à dénoncer les tares de la société et des individus qui la composent, un peu comme le tueur de Se7en, qui cherchait à illustrer les sept péchés capitaux en à l’aide de mises en scènes macabres.
Cela aurait probablement apporté à ce polar le brin de folie qui lui manque et lui aurait conféré une autre dimension.

Au final, ce Misanthrope nous laisse un sentiment mitigé. S’il possède quelques qualités qui l’élèvent au-dessus de bien des nanars du genre, iI est plombé par quelques défauts grossiers et n’arrive jamais vraiment à nous convaincre. Gageons que Damián Szifrón saura élever le niveau avec ses prochaines réalisations, car il en a le potentiel.


Misanthrope
To catch a killer

Réalisateur :  Damián Szifrón
Avec : Shailene Woodley, Ben Mendelsohn, Jovan Adepo, Ralph Inesson, Mark Camacho, Arthur Holden
Genre : Polar nihiliste
Origine : Etats-Unis
Durée : 1h59
Date de sortie France : 26/04/2023

Contrepoints critiques :

”Haletant sur le fond, le long-métrage bouscule sur la forme, et bénéficie de l’interprétation exceptionnelle de Shailene Woodley qui porte le film sur ses épaules.”
(Catherine Balle, Renaud Baronian, Yves Jaeglé et Michel Valentin – Le Parisien)

“La mise en scène trop démonstrative révèle la contradiction du film : cette artificialité du « monde contemporain » qu’il semble vouloir dénoncer, c’est précisément celle qu’il reproduit dans son accumulation d’effets dramatiques et esthétiques.”
(Étienne Cimetière-Cano – Critikat)

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