Cléopâtre (1963) de Joseph L. Mankiewicz

Par Seleniecinema @SelenieCinema

1960, le producteur Walter Wanger rencontre Spyros Skouras président d'une des Majors, la 20th Century Fox  qui lui propose de prendre comme exemple le film "Cléopâtra" ou "La Reine des Césars" en V.F. (1917) de J. Gordon Edwards avec la star Theda Bara, lui affirment : "Cléopâtra est le meilleur film que nous avons fait, faîtes la même chose et nous gagnerons beaucoup d'argent. Il a juste besoin d'être réécrit un peu." Voici donc une nouvelle biographie de la reine Cléopâtre VII (Tout savoir ICI !) lancée, une machine que ni l'un ni l'autre n'avait prévu comme une machine infernale et ruineuse. Pour réécrire le script, Skouras avait par contre prévu en amont d'acquérir les droits du livre "The Life and Times of Cleopatra" (1957) de C.M. Franzero. Le scénario est écrit par deux auteurs maison expérimentés, Sidney Buchman qui a déjà abordé l'antiquité avec "Le Signe de la Croix" (1932) de Cecil B. De Mille, et dont on peut citer autrement les films "Monsieur Smith au Sénat" (1939) de Frank Capra ou "La Justice des Hommes" (1942) de George Stevens, puis surtout Ranald MacDougall, scénariste régulier pour Michael Curtiz mais aussi des films "Le Grand Alibi" (1950) de Alfred Hitchcock ou "Quand la Marabunta gronde" (1954) de Byron Haskin. Dès le départ l'important est de trouver la Cléopâtre idéale, très vite le choix s'arrête sur la star aux yeux violets Liz Taylor qui réponds alors sous forme de boutade qu'elle le ferait pour 1 million de dollars... ce qui est accepté par la Fox à la surprise générale ! Ainsi, la star devient la première actrice à 1 million de dollars au début des années 60. Au départ, celui qui est choisi pour diriger le film est Rouben Mamoulian connu pour "La Reine Christine" (1933), "Le Signe de Zorro" (1940) ou "La Belle de Moscou" (1957) mais le tournage prend si vite une ampleur inédite et si incontôlable que le cinéaste quitte le navire au bout de 4 mois ne supportant pas la pression d'une telle superproduction. En effet, le président de la Fox avait prévu un budget initial de "seulement" 2 millions de dollars qui sont allègrement dépassés en quelques semaines. Dès le début 1961 il est remplacé par J.L. Mankiewicz, sur proposition de la star Liz Taylor avec qui elle venait de tourner le chef d'oeuvre "Soudain l'Eté Dernier" (1959), et en sachant qu'il était auréolé de quelques autres grands films dont "Une Aventure de Mme Muir" (1957), "Eve"(1950) ou "La Comtesse au Pieds Nus" (1954) sans compter qu'il connaît déjà bien une partie de l'Histoire après "Jules César" (1953). Mankiewicz, également scénariste de talent, reprend le scénario avec ses co-scénaristes et s'inspire aussi d'auteurs classiques comme Plutarque et Suétone. Le tournage est cependant cacophonique, outre les soucis logistiques en puissance mille au vu du projet pharaonique (ça ne s'invente pas !), le scandale de la liaison naissante entre Liz Taylor et son partenaire alors qu'ils sont mariés fait les choux gras de la presse, les caprices des stars en rajoutent mais aussi les soucis de santé de Liz Taylor qui obligent à des reports de tournage qui coûtent une fortune. Niveau anecdote citons en deux, une plutôt drôle, l'autre tragique ; alors que les deux acteurs tombent amoureux, un journal italien attise les rumeurs en suggérant qu'en fait les amants sont le réalisateur lui-même et Richard Burton et que Liz Taylor serait en fait un leurre (?!) Burton dit alors à Mankiewicz : "Euh... Monsieur Mankiewicz, est-ce que je dois encore coucher avec elle ce soir ?", ce à quoi Mankiewicz aurait répondu avec malice : "La vérité, c'est que Richard Burton et moi sommes amants. Elizabeth Taylor nous sert de façade !" juste avant d'embrasser sur la bouche Richard Burton !... Plus tragique, le dépassement de budget du film est une cause indirecte à la chute de Marylin Monroe. En effet, la Fox tournait en parallèle "Something's got to Give" (1962) de George Cukor avec Marylin en tête d'affiche, mais ce film dépassait également le budget ce qui mettait la Fox dans un risque de faillite, Liz Taylor étant protégée par un contrat solide aux dispositions uniques pour l'époque, il a été décidé de mettre un terme à celui de Marylin Monroe qui était alors au plus bas, entre médicaments et alcool avec les conséquences terribles que nous connaissons tous ensuite...

Par là même, le budget de "Cléopâtre" est si hors norme que Skouras est obligé de démissionner juste après en été 62, remplacer par le nabab Darryl F. Zanuck qui s'y connaît en superproduction puisqu'il est obnubilé alors par le fameux "Le Jour le plus Long" (1962). L'arrivée de Zanuck pousse les équipes à terminer au plus vite, ce qui ne plaît pas à Mankiewicz qui a construit son récit pour faire deux films de 3h chacun, "César et Cléopâtre" puis "Antoine et Cléopâtre" mais Zanuck refuse et fait faire un montage de 4h telle que nous le connaissons aujourd'hui. Finalement, après un tournage titanesque de trois années, et un budget explosé qui atteint 44 millions de dollars au lieu des 2 initiaux, (soit environ 290 millions de dollars d'aujourd'hui vu l'inflation) ce qui en fait le film le plus cher de 'l'Histoire pour quelques décennies, le film sort enfin à l'été 1963. Malheureusement l'accueil est mauvais, Liz Taylor elle-même reçoit des critiques acerbes, mais malgré tout le film reçoit quelques éloges surtout pour l'acteur qui incarne Jules César, et pour la direction technique forcément impressionnante. Le film est nommé aux Oscars dans 9 catégories et reçoit quatre statuettes, meilleure photographie, meilleurs costumes, meilleure direction artistique et meilleurs effets spéciaux... Le film retrace tout un pan de l'Histoire, Cléopatre VII avant tout, mais aussi celle des destins de Jules César et de Marc-Antoine sur la période allant de - 48 avant J.C. à - 30 avant J.C.. De sa lutte contre son frère et époux, à sa volonté de prendre le trône pour elle seule avec l'aide de César, son amour jusqu'à la chute de ce dernier, son règne et son mariage avec Marc-Antoine jusqu'à leur chute après des années de lutte contre Octave... 

Le rôle titre est donc incarnée par Liz Taylor, alors Reine d'Hollywood pour être Reine d'Egypte après des chefs d'oeuvres comme "Une Place au Soleil" (1951) et "Géant" (1956) tous deux de George Steve ou "Une Chatte sur un Toit Brûlant" (1958) de Richard Brooks. Jules César est incarné par Rex Harrison acteur renommé depuis "Anna et le Roi de Siam" (1946) de John Cromwell et surtout après "L'Aventure de Mme Muir" (1947) de Mankiewicz qu'il retrouve donc, tandis que Marc-Antoine est incarné par Richard Burton qui retrouve l'Antiquité après "La Tunique" (1953) de Henry Koster et "Alexandre le Grand" (1956) de Robert Rossen, il retrouvera sa maîtresse et future épouse dans pas moins de 11 autres films, tandis qu'il est aussi à l'affiche de l'autre monument de la Fox "Le Jour le plus Long" (1962) à l'instar de son partenaire Roddy McDowall alias Octave dont on peut citer "La Planète des Singes" (1968) de Franklin J. Schaffner ou "Juge et Hors-la-Loi" (1972) de John Huston. Citons ensuite Pamela Brown surtout remarquée dans "Un de nos Avions n'est pas Rentré" (1942), "Je sais où je Vais" (1945) et "Les Contes d'Hoffman" (1951) tous du duo Powell-Pressburger, George Cole vu dans "La Renarde" (1950) du même duo et dans "Les aventures de Quentin Durward" (1955) de Richard Thorpe, Hume Cronyn connu pour sa collaboration avec Alfred Hitchcock devant la caméra dans "L'Ombre d'un Doute" (1943) et "Lifeboat" (1944) ou comme scénariste pour "La Corde" (1948) et "Les Amants du Capricorne" (1949), et il retrouve et retrouvera aussi Mankiewicz avec les films "On murmure dans la Ville" (1951), "L'Arrangement" (1969) et "Le Reptile" (1970), Cesare Danova qui débuta chez lui en Italie avant de continuer aux Etats-Unis avec notamment "Che !" (1969) de Richard Fleischer ou "Mean Streets" (1973) de Martin Scorcese, Kenneth Haigh vu ensuite dans "Quatre Garçons dans le Vent" (1964) et "La Rose et la Flèche" (1976) tous deux de Richard Lester, Martin Benson vu dans"Le Roi et Moi" (1956) de Walter Lang et "Exodus" (1960) de Otto Preminger, Martin Landau un des grands seconds couteaux du cinéma de "La Mort aux Trousses" (1959) de Alfred Hitchcock à "Remember" (2016) de Atom Egoyan en passant par "Ed Wood" (1994) et "Sleepy Hollow" (1999) tous deux de Tim Burton, Robert Stephens connu surtout plus tard pour "La Vie Privée de Sherlock Holmes" (1970) de Billy Wilder, Grégoire Aslan remarqué d'abord en France avec entre autre "L'Auberge Rouge" (1951) de Claude Autant-Lara ou "Le Triporteur" (1957) de Jack Pinoteau, Michael Hordern qui retrouve Richard Burton après "Alexandre le Grand" (1956) et qui retrouvera ensuite dans "Le Cid" (1961) de Anthony Mann son partenaire Douglas Wilmer qui retrouvera aussi dans "Jason et les Argonautes" (1963) de Don Chaffey et "La Chute de l'Empire Romain" (1964) de Anthony Mann l'acteur Michael Gwynn, retrouvant sur ce dernier film également Andrew Keir et Finlay Currie qui retrouve Mankiewicz et Hume Cronyn après "On murmure dans la Ville" (1951), John Doucette acteur qui écume un grand nombre des meilleurs westerns des années 50 mais vu aussi dans plusieurs peplums retrouvant entre autre Richard Burton après "La Tunique" (1953) puis Mankiewicz après "Jules César" (1953) ainsi que John Hoyt vu également dans "Spartacus" (1960) de Stanley Kubrick, Richard O'Sullivan remarqué dans "Le Collège s'en va-t-en Guerre" (1959) de Gerald Thomas retrouvant sa partenaire Francesca Annis vue plus tard dans "Macbeth" (1971) de Roman Polanski  ou "Dune" (1984) de David Lynch, Marne Maitland vu dans "Saadia" (1953) de Albert Lewin et "Le Fantôme de l'Opéra" (1962) de Terence Fisher, et enfin Jean Marsh vue plus tard dans "Frenzy" (1972) de Alfred Hitchcock et "Willow" (1988) de Ron Howard où elle incarne Bavmorda...

Le film débute plutôt sobrement avec l'arrivée de romains à Alexandrie avec un beau panorama, 1ère visite de César au Pharaon Ptolémée XIII et Cléopâtre VII. Très vite on s'aperçoit que Mankiewicz ne va pas jouer la règle habituelle du peplum avec de belles scènes épiques et/ou de grandes scènes de batailles. Son but avoué est d'en faire une "épopée intime", et donc d'être à la fois dans les secrets et l'intimité de ses relations privées, mais aussi dans les secrets et l'intimité des coulisses du pouvoir. Mais ce n'est pas pour autant que le réalisateur ne se sert pas de la magnificience de l'Egypte ancienne, et encore moins du mythe autour de Cléopâtre. Ainsi si le budget est énorme le résultat se voit à l'écran ce qui est assez rare pour le préciser. Le film n'est pas avare de scènes où les splendeurs de l'Egypte (ou plutôt de Cléopâtre et de sa cour !) sont un véritable feu d'artifices. En premier lieu le faste de la garde-robe de Cléopâtre/Taylor qui comporte pas moins de 65 costumes pour un budget alloué de près de 200000 dollars dont un robe majestueuse réalisée avec de l'or 24 carats ! L'actrice y prête sa beauté, ses charmes et son charisme, elle reste la plus belle Cléopâtre du cinéma (avec Monica Bellucci dans "Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre" peut-être !). Plusieurs scènes montre le luxe calme et volupté de la cour de Cléopâtre mais on reste pantois (encore aujourd'hui !) par toute la partie de l'arrivée de Cléopâtre à Rome, une scène de plusieurs minutes aussi spectaculaire que pharaonique. Cette ampleur et cette flamboyance montre aussi l'incroyable machinerie  du tournage, les bateaux sont superbes, les décors soignés, les costumes tout est absolument parfait et magnifique. L'immersion dans l'Egypte ancienne est convaincante, à la fois historique et magique. En effet, on constate que sur la dimension historique le film est plutôt fidèle à la chronologie des faits sur la ligne directrice qui reste scindée en deux parties, "César et Cléopâtre" et "Antoine et Cléopâtre" restant cohérent néanmoins avec la volonté de Mankiewicz outre les durées effectives. Evidemment, même avec 4h le film ne peut tout raconter on peut donc être désolé que le second frére-époux Ptolémée XIV, ou la soeur Arsinoé, ou encore les trois enfants de Marc-Antoine et Cléopâtre soient tous occultés du film. Mais le film n'est assurément pas un docu-fiction, et les efforts sur la cohérence historique restent à saluer et permettent même au film d'être clairement intéressant et tout à fait respectueuxdes événements de l'époque. Le bel atout revient au maître d'oeuvre, J.L. Mankiewicz reste un des meilleurs réalisateurs-scénaristes de son époque et on y reconnaît son application dans la narration mais aussi sur les dialogues qui auront été rarement aussi ciselés pour un peplum. Outre Cléopâtre, le film retrace aussi des pans importants de l'Histoire de Rome de l'assassinat de Jules César au passage pour Rome de la République à l'Empire en passant par une bataille navale historique, des tractations politiques essentielles. Esthétiquement on est aussi séduit par les raccords en mosaïque, façon bas-relief antique du plus bel effet. Avec le recul, les scandales autour du tournage a assurément et malheureusement biaisé l'accueil du film. Mais le film reste un monument gigantesque à l'image du mythe aussi, et qui reste historiquement assez juste pour ne pas hurler au scandale. Malgré sa déception, Joseph L. Mankiewicz signe un chef d'oeuvre dans la grande lignée des grandes fresques historico-romanesque. A voir !

Note :  

20/20