[C’ÉTAIT DANS TA TV] : #30. Feud

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Avant de devenir des cinéphiles plus ou moins en puissance, nous avons tous été biberonnés par nos chères télévisions, de loin les baby-sitter les plus fidèles que nous ayons connus (merci maman, merci papa).
Des dessins animés gentiment débiles aux mangas violents (... dixit Ségolène Royal), des teens shows cucul la praline aux dramas passionnants, en passant par les sitcoms hilarants ou encore les mini-séries occasionnelles, la Fucking Team reviendra sur tout ce qui a fait la télé pour elle, puisera dans sa nostalgie et ses souvenirs, et dégainera sa plume aussi vite que sa télécommande.
Prêts ? Zappez !!!

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#30. Feud (2017 - ???)
Après cinq années de hiatus, voici que la seconde saison de Feud est enfin dans les tuyaux. On ne peut que se réjouir de la nouvelle car la première saison de cette série d'anthologie sur les rivalités célèbres, co-créée par Ryan Murphy, Jaffe Cohen et Michael Zam, n'a rien perdu de son mordant depuis sa diffusion sur FX en 2017. Rassemblant Susan Sarandon et Jessica Lange pour incarner l'inimitié entre les actrices Bette Davis et Joan Crawford autour du tournage de Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?, elle délivre en huit épisodes un portrait aussi amer que jouissif de l'Hollywood des années 60s, où derrière les chamailleries savoureuses des protagonistes, cynisme, âgisme et misogynie règnent en maître.

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Bette Davis et Joan Crawford furent deux des figures les plus emblématiques et prolifiques du cinéma américain. Réputées se détester, elles avaient toutes deux déjà plus de trente ans de plateau derrière elles lorsque, en 1962, elles ont été réunies sur le tournage de Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? de Robert Aldrich. Ce film, mettant en scène la jalousie entre deux sœurs ayant chacune à leur tour connu le succès puis le déclin, et se raccrochant dans leurs vieux jours au souvenir de leur gloire passée, avait des airs de mise en abyme à faire rêver n'importe quel scénariste. Un tel matériau ne pouvait donc que faire des miracles entre les mains du showrunner Ryan Murphy, dont on connaît le goût pour l'outrance espiègle.
C'est ainsi Jessica Lange - qui avait déjà accompagné Murphy sur quatre saisons de American Horror Story - qui tient le rôle de Joan Crawford, tandis que Susan Sarandon fait une Bette Davis des plus caustiques. La tension entre Davis et Crawford allait au-delà de la seule concurrence entre deux égéries : elles représentaient l'une et l'autre deux facettes presque opposées de l'industrie hollywoodienne. La première, issue de Broadway, était saluée pour la rigueur de son interprétation, tandis que la seconde était considérée comme un sex-symbol. En arrière-plan, ce sont donc des systèmes de valeurs adverses qui se dessinent et s'affrontent, et donnent un écho bien plus retentissant aux piques qu'elles s'échangent.

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Comment, en effet, ne pas s'amuser du concours de mesquineries qui se joue entre les deux femmes, dans lequel les dialogues ciselés et les coups bas inventifs assurent une tension malicieuse ? Pourtant, on a tôt fait de comprendre que dans la querelle qui les divise, Bette et Crawford sont en définitive moins actrices qu'instruments, et que leur antagonisme est monté en épingle par un producteur cynique qui compte sur le sensationnalisme de la presse à scandale pour assurer la promotion du film à moindre frais. Surtout, on sent la satisfaction perverse qu'il tire de pouvoir rabaisser ces divas dont l'influence menaçait autrefois l'autorité des studios, et dont il tient désormais la carrière dans le creux de la main.
Loin d'une simple revanche personnelle, c'est toute la frustration d'un monde d'hommes qui s'exprime : celle de ne pouvoir se passer des actrices, dont ils rêveraient qu'elles ne soient que de dociles poupées dont ils puissent moissonner la notoriété en toute sérénité. La frustration d'un monde qui hait les femmes, mais dans lequel elles sont "heureusement" jetables ! Cette petitesse, elle est contenue toute entière dans le sous-genre de film d'horreur dont Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? est devenu l'initiateur : la hagspoitation (littéralement "exploitation de vieille peau"), aussi appelé psycho-biddy ou Grande Dame Guignol, dont Ti West a d'ailleurs convoqué une réminiscence avec le personnage de Pearl dans X

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Si, dans Feud, Aldrich n'est pas foncièrement acrimonieux, il a vite fait d'abandonner morale et solidarité par lâcheté, pour préserver ses propres intérêts. En définitive, le seul contrepoint critique est féminin, porté par les (fausses) interviews des actrices Olivia de Havilland et Joan Blondell (Catherine Zeta-Jones et Kathy Bates à l'écran), ayant elles-mêmes subi les affres de ce système, mais également par le personnage de l'échotière Hedda Hopper (Judy Davis), dont les chroniques font et défont les réputations, et qui, tout en prenant part au jeu, paraît néanmoins consciente du caractère paradoxal et dérisoire du pouvoir qui lui est donné - on pense notamment à la chroniqueuse Elinor St. John dans le récent Babylon
Ainsi, derrière le duel de vipères auquel on assiste - et face auquel on ne boude néanmoins pas son plaisir - on découvre le portrait de femmes dont les privilèges ont un goût doux-amer, criblées des insécurités que l'industrie a sans cesse attisées pour mieux les contrôler, allant jusqu'à faire des adversaires de leur propre famille. Des personnalités faillibles, avec leurs égos, leurs caprices et leurs bassesses, mais en cela finalement très humaines. A cet égard, Jessica Lange en Joan Crawford souffre un peu de la comparaison avec Susan Sarandon, impeccablement sardonique en Bette Davis, mais puisque cela va précisément dans le sens de ce qui opposait historiquement ces deux stars de l'âge d'or, cela ne nuit pas à l'intrigue.

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Feud joue ainsi, en somme, sur un fil entre le premier degré du crêpage de chignons régressif et tout ce qu'il peut porter comme commentaires pertinents sur la machine à rêves - et à cauchemars - hollywoodienne, imbibée de sexisme jusqu'à la moelle. La série se veut néanmoins relevée d'une note d'optimisme explicite quant à l'avenir des femmes au cinéma, mais celle-ci passe avant tout par ses rôles féminins secondaires, comme l'aveu que, de toute manière, il est déjà trop tard pour ses principales protagonistes, et que les sacrifices auxquels elles ont consenti ont déjà fait leur œuvre. Surtout, force est de constater que cet idéal est toujours loin d'être atteint, ce qui fait toute la pertinence du propos encore aujourd'hui.
Lila Gleizes
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