La Mort a pondu un oeuf (Cot... Cot... Cot... CODAC !)

Par Olivier Walmacq

Genre : Thriller, giallo, comédie dramatique (interdit aux - 12 ans)

Année : 1968

Durée : 1h30

Synopsis :

Anna élève des poulets avec son mari Marco. Elle ignore que celui-ci la trompe avec sa nièce Gabrielle. Les deux amants projettent d'éliminer Anna, mais Gabrielle aime en fait un autre homme, qui découvre que Marco est un tueur de prostituées.

La critique :

Les contempteurs patentés du giallo qui ont développé un état d'urticaire très avancé peuvent commencer à sabrer le champagne. En effet, cette longue et harassante rétrospective en arrive quasiment à sa fin et ce sans rajout supplémentaire pour éviter de causer des crises d'apoplexie dans la foulée. Car, et ce n'est pas un délire onirique, nous sommes en face de l'avant-dernier film avant que ce dossier costaud ne se finalise, je l'espère, en apothéose. Mais évoluant en plein dans le cinéma d'exploitation, je ne peux que développer une circonspection tenace au vu de toutes les pellicules un peu fades qu'il m'ait été donné de voir, surtout dernièrement avant que Photo interdite d'une bourgeoise ne relève le niveau par son approche inventive et culottée qui prêtera à un irrémédiable débat. Dans un genre très codifié, le risque est d'opter pour la carte du déjà-vu, du film sans surprise qui repose sur toutes des ficelles usées, d'autant plus si le long-métrage sort dans les années tardives, bien après le boom du giallo qui se fit au tout début des années 70. L'intervalle de 1970 à 1972 étant le plus productif.
Et pourtant, qui aurait cru que le giallo rencontrerait un tel succès après que Mario Bava ait réalisé en 1963 La Fille qui en savait trop, soit l'oeuvre fondatrice du genre qui sera définitivement finalisé avec Six Femmes pour l'Assassin l'année suivante. Enfin, "succès", tout est relatif car on ne peut pas dire que le démarrage fut pétaradant. Il faudra que Dario Argento ne s'en mêle pour que le tout s'emballe.

Mais plutôt que d'évoluer constamment dans l'ère post-trilogie animale de Argento, et si nous revenions un peu en arrière ? Si nous nous jetons dans les bras de la fin des années 60 quand il n'y avait pas encore cette effervescence populaire et que les pellicules sortirent beaucoup plus timidement. Ce n'est pas la première fois que je fais ça. Preuve en est avec Perversion Story, Les Trois visages de la peur et bien sûr les deux grands crus susmentionnés qui forgèrent le thriller policier à l'italienne. Jamais quatre sans cinq comme je suis le seul à le dire car un tout nouveau film a ce divin privilège de bénéficier d'une chronique sur Cinéma Choc. Mais quel nom étrange que La Mort a pondu un oeuf ! Quel autre style et autre pays aurait pu accoucher d'un pareil titre si ce n'est le giallo made in Italia.
Derrière ce projet, un homme que vous avez déjà vu il y a longtemps sur le blog, mais dans un tout autre style qui est le western. Et pas du tout du genre à être mis dans toutes les mains comme pour un Sergio Leone. Son nom Tire encore si tu peux dont la sortie sera entachée d'une rapide interdiction pour cause de violences excessives. Giulio Questi n'avait pas fait dans la dentelle et s'était bien fait remarquer grâce à ça mais, en fin de compte, pour peu de choses, vu que sa carrière ne sera que très courte, s'achevant avec Arcana en 1972, soit seulement trois films. Le reste de sa vie sera dédié à la télévision puis à des courts-métrages fauchés et autofinancés. Bref, une belle dégringolade mais voyons ce qu'il en est de ce La Mort a pondu un oeuf.

ATTENTION SPOILERS : Anna élève des poulets avec son mari Marco. Elle ignore que celui-ci la trompe avec sa nièce Gabrielle. Les deux amants projettent d'éliminer Anna, mais Gabrielle aime en fait un autre homme, qui découvre que Marco est un tueur de prostituées.

Si l'on devait effectuer un top des gialli les plus bizarres balancés sur le marché, nul doute que La Mort a pondu un oeuf pourrait très facilement se hisser parmi les premières places (je n'ose dire LA première place). Beaucoup s'accordent aussi à dire que certains gialli ne méritent pas d'être considérés comme tel et nous pourrions en dire de même pour ce film. L'expérience nous laissant pour le moins dubitatif et même un peu hagard par ce spectacle unique en son genre qui épouse parfois quelques lignes expérimentales. En effet, à la lecture du synopsis, nous sommes loin du serial-killer assassinant des femmes à Londres ou à Rome. Dans le cas présent, nous avons affaire à un couple tout ce qu'il y a de plus normal en apparence. La femme est tenancière d'une entreprise d'élevage de poulets et a avec elle une grosse fortune. Le mari lui se contente d'être juste une tête pensante de la firme sans être pour autant au sommet de la hiérarchie. L'homme n'est pas ici en position de domination sur sa femme.
En parallèle, vit Gabrielle dont la sensualité ne laisse pas Marco indifférent qui entretient aussi une liaison avec elle. Manque de pot pour lui, Anna voit un autre homme, en l'occurrence un publicitaire recruté par l'entreprise et qui a assisté un jour au meurtre d'une prostituée par Marco. Tout porte à croire que nous allons suivre un cheminement scénaristique classique. Mais déjà, dans le concept même de départ, il y a l'idée d'une satire féroce dirigée contre le progrès économique comme un Elio Petri l'aurait fait.

Cette ferme industrielle expérimentale décrit tout ce qui ne va pas selon le réalisateur. L'automatisation de la ligne de production a fait que les travailleurs se sont fait virer sans ménagement par souci de rentabilité financière. Le maître mot des dirigeants et actionnaires calculant chaque pécule afin de toujours plus s'enrichir. En soit, on ne peut pas aller contre le progrès et promouvoir une politique de stagnation, sans quoi nous serions toujours en train de faucher le blé à la serpe dans les champs. Le problème est qu'ici, il n'y a pas de juste milieu, la technologie se transformant de plus en plus en aberration. Les poulets cloîtrés dans des cages microscopiques sont une conséquence du consumérisme fou où il faut toujours plus consommer, où il faut toujours plus posséder, quitte à impacter sur le bien-être des animaux. L'exploitation animale étant l'un des fers de lance qui est toujours autant d'actualité en 2020 malgré quelques réglementations qui n'ont pas entièrement résolues ce problème.
Et comme toujours, se délester le plus possible de main-d'oeuvre pour se lier d'affection à la robotique dont le mode de fonctionnement est plus standardisé, diminue le risque de faire des erreurs. Là aussi, il ne faut pas se la jouer conservateur pour réfréner les avancées technologiques. Sauf que cette thématique vue comme l'un des grands enjeux de l'économie de demain pourrait, à terme, renforcer toujours plus la classe pauvre. Questi posait déjà son inquiétude sur la question.

L'une des séquences qui tourne le plus en dérision le capitalisme sera celle où nous verrons des poulets sans tête ni ailes. De véritables abominations biologiques mutantes dont on n'a aucune idée de la viabilité de la chose et qui pourtant suscitera l'extatisme des cadres supérieurs qui y voient des économies à faire. Bref, toujours plus loin, jusqu'à l'overdose, jusqu'au rire sardonique mais inquiet que des gens pensent réellement comme ça dans la vraie vie. Seul Marco s'opposera à cette dépravation, lui qui, pourtant, tue des putains sur des accès de folie. Personne n'est totalement à sauver dans l'histoire. On peut soupçonner Marco d'être un poulet en batterie, pris dans l'engrenage d'un monde du travail absurde et d'une vie de famille dingue dont il ne parvient pas à s'extirper.
Ses fantasmes érotico-sadiques seront la manifestation de sa neurasthénie, de sa volonté de tuer l'ambiance crétine qu'il subit, se répercutant sur des victimes sans défense. C'est l'oeuvre d'un fou qui ne l'est pas totalement, mais Questi n'expliquera jamais les raisons de ses pulsions triviales. On suppose mais sans certitude. Certains seront frustrés par la chose. En fin de compte, seuls nos poules seront les êtres les plus sains d'esprit dans cet imbroglio de cervelles tourmentées.

Ce qui aurait pu n'être ni plus ni moins qu'une intrigue tout ce qu'il y a de plus classique se transmue en un pur produit avant-gardiste par un montage atypique et des influences allant renâcler du côté de la Nouvelle Vague française et de la comédie satirique. A dire vrai, si La Mort a pondu un oeuf, a été répertorié dans la case du giallo, on a toutes les peines du monde à être convaincu par sa catégorisation. On retrouve bien les meurtres stylisés, en très faible nombre ceci dit, et un érotisme latent même si les organes génitaux sont dissimulés avec pudeur. Il y a aussi une enquête policière mais elle tient davantage d'une présence éloignée que d'une entité centrale à la trame. Bref, le tout est très approximatif dans son essence et même sur la question du thriller, la perplexité est de la partie. Comment définir exactement La Mort a pondu un oeuf qui, en plus, se permet le toupet de nous entraîner dans un maëlstrom tel que nous finissons par douter des événements réels. Est-ce que tout ce qui se passe est le produit de la réalité ou n'est-ce que le fantasme d'un homme psychologiquement perturbé ?
Le questionnement est permis. Cependant, force est de constater que les faiblesses sont là. Le scénario a le don de partir en vrille au point que le spectateur finisse par ne plus s'y impliquer suffisamment. Se pose aussi le fait que les adulateurs de gialli ressortiront avec un fort arrière-goût au vu d'un gore absent et d'une sexualité chrétienne.

Même au niveau de la mise en scène et du visuel, La Mort a pondu un oeuf se différencie de la concurrence en multipliant les audaces entre les flous, les décadrages, le montage cut. La dimension amoureuse prépondérante en surprendra plus d'un sans compter des décors assez originaux comme le champ de maïs où les amoureux se promèneront. L'ensemble fonctionne bien et a le mérite d'être dépaysant vis-à-vis de la concurrence. On parlera de la partition sonore de Bruno Maderna dont la composition est totalement aux antipodes de ce que nous avons l'habitude d'entendre dans un giallo. On pourrait presque le voir comme l'anti Ennio Morricone. Si vous avez toujours rêvé avoir un mix entre le flamenco, le free jazz et des sons contemporains d'avant-garde, alors le film aura exaucé vos plus profonds désirs. On tâchera aussi de mentionner un casting très convaincant où nous retrouvons avec grand étonnement le célébrissime Jean-Louis Trintignant.
Autant dire que ça fait bizarre de le voir s'embarquer dans un truc aussi bizarre. Il ne délaissera pas son charisme conférant un charme inattendu. Nous retrouverons aussi Gina Lollobrigida, Ewa Aulin, Jean Sobieski, Renato Romano, Vittorio André, Giulio Donnini et Biagio Pelligra

Décidément, une deuxième chronique un peu plus longue et surtout d'affilée sur un giallo. Il n'aurait pu en être autrement tant La Mort a pondu un oeuf a des choses à dire et que ce billet seul ne saurait dévoiler toutes les facettes d'un film que nous pourrions considérer comme inclassable tant il part dans tous les sens au point où, arrivé à la fin, on ne saurait guère se prononcer dans l'immédiat sur notre ressenti, si nous avons aimé ou non. Toujours est-il qu'il est plus profond que la concurrence en osant s'aventurer sur les dénonciations de tous les travers du capitalisme incontrôlé, promu par une bourgeoisie qui en prend toujours autant dans la tronche. La Mort a pondu un oeuf interroge et nous fait voguer de surprise en surprise jusqu'à un finish tout autant étrange que la totalité de la séance. Sans étonnement, voilà un film qui créera indubitablement le débat et rien que pour cela, ce long-métrage mérite de s'y jeter au moins une fois pour voir quelque chose de (très très) différent.
Certes, tout n'est pas parfait mais, en mettant vos à priori de côté et en laissant la réglementation du giallo dans un petit tiroir fermé à clé, vous pourriez ressortir de là assez secoués, autant par la narration que par le tintamarre des poulets. 

Note : 12/20

 Taratata