[IN TEDDY’S HEIGHTS] : #3. EO et R.M.N. : les hallucinations d'un paysage fracturé

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#3. "EO" et "R.M.N." : les hallucinations d'un paysage fracturé

L'aventure d'un âne dans une société cruelle envers les animaux, et la chronique d'un village roumain entre la colère et la violence. EO de Jerzy Skolimowski et R.M.N. de Cristian Mungiu sont deux contes observant avec impuissance mais avec conviction les fractures de notre monde, pour en révéler les sensibilités perdues. Voici un texte (et non une critique commune) qui propose de mettre les deux films côte à côte, pour réfléchir sur des images et gestes proches. Une réflexion en quatrehallucinations.

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Radiographie


Une jeune femme et son âne font un numéro dans un cirque, un homme roumain travaille dans une usine allemande. Deux gestes de violence surgissent dans ces espaces où la routine est pourtant de mise, avec un environnement social restreint. Dans EO, une manifestation investit le lieu où le cirque s'est implanté, et l'âne se fait saisir par les autorités. Dans R.M.N., un collègue de Matthias l'insulte et récolte un coup de tête qui le fait tomber au sol. Matthias finit par s'enfuir, juste avant que la police n'arrive sur les lieux. Tout commence par des corps quittant l'espace qu'ils connaissent depuis longtemps : même avec l'enfant de Matthias, dans la toute première scène du film, qui s'arrête d'effroi dans le bois qui l'amène vers l'école. Ces deux départs permettent d'ouvrir le(s) chemin(s), et transpercer les limites du cadre pour étendre le paysage. Jerzy Skolimowski fait déambuler son âne de village en village, de forêts en champs, à la rencontre de différentes communautés et citoyens européens. Cristian Mungiu renvoie son protagoniste dans son village natal roumain où il se reconnecte avec plusieurs habitants locaux. Quand bien même l'animal se déracine et l'humain retrouve les siens, il y a la même perception d'être des personnages pivots. Il faut entendre par là des êtres qui permettent de découvrir un environnement et d'autres figures, grâce à leurs déambulations. Par leurs mouvements, le cadre reflète tout ce qui se déroule autour d'eux. C'est alors que les deux films dévoilent des sociétés fracturées. Ou alors est-ce la même ? Sinon, serait-ce deux versions d'une même société ?

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Que ce soit à travers l'Europe ou dans un petit village de Transylvanie, les relations sociales entretenues par les personnages humains sont tendues, violentes et ne semblent pas pouvoir être annulées. Avant d'en arriver à cette sauvagerie, qu'elle soit envers les animaux ou entre les hommes, il y a des étapes. Parce que, pour en venir au sang et à la mort, il y a toute une mécanique qui se déroule. Un engrenage en entraîne un autre : le sentiment d'avoir perdu quelque chose crée la colère (un match de football, un emploi, de l'argent, etc), le sentiment d'abandon crée la jalousie, le sentiment de devoir acquérir quelque chose naturellement (par identité, par géographie, par nationalité, par ethnie, etc) crée les pulsions racistes et violentes. Avant que la violence ne passe à l'acte, elle est une silhouette dans l'espace qui attend son moment. Elle prend ses marques, s'alimente d'éléments du champ, avant de paralyser l'atmosphère. Que ce soit dans le microcosme d'un village roumain, ou dans le film-monde de la déambulation d'un âne, les divisions sont partout et se révèlent petit à petit. La mécanique est évidente mais subtile à la fois : quand bien même les descriptions des fractures soient millimétrées, elles nourrissent le chaos vers lequel tendrait la société. Que ce soit entre humains ou avec les animaux, le partage du monde semble compliqué. Ainsi, avec un rapport organique à la nature et aux matériaux (l'âne et la nature, le pain que manipulent les employés de l'usine, le rapport à la forêt des villageois, etc), les pulsions violentes ne font qu'alimenter des errements où chacun cherche sa place. Sauf que pour la trouver, la solution trouvée est de détruire celle qu'occupe les autres. Plus la cruauté et la haine s'intensifient et prennent de l'espace, plus la mélancolie et l'impuissance s'emparent des mises en scène. L'âne retrouve en rêves la tendresse et la douceur des caresses, et pousse les frontières une à une pour trouver l'amour. Plus loin, les figures et paroles nuancées et portées par l'émotion se font effacées, si bien que les âmes subissant la violence se font repousser de plus en plus dans le paysage.

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Copyright Skopia Film

Distorsion


Tout est là : la mécanique de la fracture est d'éjecter ce qui dérange sans lui donner la place de s'exprimer, ni d'apporter un regard plus nuancé. Si la mécanique réussit autant à s'alimenter et à parvenir jusqu'au chaos, c'est parce qu'il n'y a véritablement qu'une seule perspective. Que ce soit clair : ce ne sont pas les films qui comportent une seule couche car ils sont très riches, mais c'est le regard violent du contexte qui oriente le chemin. Jerzy Skolimowski et Cristian Mungiu montrent qu'il n'y a aucune issue possible à la cruauté qui règne. C'est alors qu'ils plongent totalement au cœur de l'embrasement. Les regards proposés existent par rapport à ce qui dérange dans leur contenu, et non pour les pointer du doigt. Les deux films sont construits comme des mosaïques (avec tous ces personnages ou tous ces espaces différents), mais elles-mêmes se construisent sur un regard qui ne trouve que l'impasse du désespoir. Au même titre que plusieurs voix différentes (et même plusieurs langues) se font entendre dans chacun des films, c'est leur dissonance qui crée l'impasse. Parce que c'est cela une fracture. Cette façon qu'a un regard et une parole de bouger face à ce qui est présenté devant soi, et de constater qu'il n'y a pas de place pour se synchroniser avec. La seule perspective est celle de la violence, il n'y plus de place pour respirer ou pour la tendresse. C'est alors que le ciel rejoint la terre, que l'eau rejoint le pont, que la solitude rejoint les tunnels dans EO. Ou même que les corps effacent le relief dans les plans séquences, que l'autel de l'église n'est jamais visible, que les routes semblent toujours trop loin dans R.M.N.

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Les environnements paraissent alors très abstraits. Il n'y a aucune logique qui peut se poser sur la perspective violente et cruelle qui se construit. Aucun des deux films n'est linéaire : le voyage de l'âne relève surtout du hasard, comme la chronique des villageois roumains relève des pulsions. Dans les deux cas, la dissonance fonctionne comme une série de flottements. Des moments suspendus dans ce qui fait société, qui sont à cet instant précis le croisement entre l'authenticité et le grotesque. Plusieurs temps resserrés où le regard ne peut pas échapper à ce qu'il fait face. C'est là que la construction millimétrée de Cristian Mungiu est aussi pure dans la mélancolie et le désespoir, que la spontanéité abstraite de Jerzy Skolimowski. Mais c'est aussi dans les flottements que EO se rapproche de l'expérimental et que R.M.N.est volontairement un film déplaisant. Le premier ressemble à un laboratoire où le cinéaste effectue des tests d'images (tout en gardant sa cohérence visuelle et narrative, bien sûr). Il y a toujours quelque chose de mystérieux et figuratif dans les images : la caméra fait le pas vers l'âne, qui lui fait les pas vers le monde qui l'entoure. Mais en attendant que tous ces pas se coordonnent, les lumières et couleurs traversent l'écran en diagonales ou créent l'obscurité. La capacité exacerbée du numérique à renforcer les contrastes permet d'obtenir des expérimentations graphiques, de questionner le pouvoir cauchemardesque de la lumière et des couleurs. Jusqu'à aller dans la réincarnation de l'être dans l'outil technologique : plus de chair, plus d'os, juste une forme dénuée de sensibilité qui navigue dans un espace abstrait. Le film de Mungiu ressemble lui-aussi à un laboratoire, mais non pas expérimental. Volontairement déplaisant, il s'appuie sur les plans séquences pour étudier les évolutions du comportement de cette communauté en Transylvanie. Il y a aussi là quelque chose de mystérieux et figuratif : la caméra capte une masse, mais elle n'y peut très logiquement pas distinguer les sensibilités diverses. Les paroles s'embrasent via l'individualité, mais les corps sont poussés dans un mouvement presque unique. Ce laboratoire est une prise de température, entre le peu de lumière qu'il reste et la primitivité qui s'installe progressivement. Les plans séquences ont ce côté purement observateur mais totalement brutal à la fois, laissant les dissensions s'exacerber petit à petit, laissant les corps voués à eux-mêmes dans un espace sans issue.

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Mysticité


Les deux laboratoires sont voués au chaos, comme le montrent les deux séquences finales. Mais surtout, ils sont voués à la foi. Le parcours de l'âne le mène à une possible réincarnation (l'apparition du robot est ouverte à toute interprétation, même si sa place au montage est plutôt explicite), jusqu'à jouer de la frontière entre réel et imaginaire métaphorique dans les séquences qui suivent et terminent le film. Tout comme ces retrouvailles entre Matthias et Csilla sont normalement voués à la catastrophe. Jusqu'à l'apparition du mystère, du symbole. Dans ces deux fins, le sort des protagonistes est laissé ouvert, les cinéastes ne voulant pas trancher et donc gardant vivant le principe d'abstraction. Comme avec un laboratoire, il n'y a aucune idée si l'expérience va finir par fonctionner ou si elle aura vraiment l'impact recherché. Ici, c'est pareil : l'âne et Matthias sont laissés dans des situations compliquées, mais tout autant grotesques par les figures et les contrastes présentés. Pour en arriver à ces moments qui ne demandent pas à être compris mais ressentis (comme l'entièreté des films, en vérité), Skolimowski et Mungiu se dotent de beaucoup d'absurdité. Que ce soit EO lorsqu'il rencontre des personnes violentes et cruelles, ou les habitants de ce village roumain, les actions des humains sont du niveau de la digression, de l'excès, de l'impulsivité. Ainsi, la sensibilité qui ne cherche qu'à vivre et recevoir de l'amour se trouve dans l'innocence : un âne et un enfant. Les deux sont même muets face à l'ambiance générale, face au chaos qui s'empare de leur environnement. Que ce soit dans EOou dans R.M.N., la fiction est un remède pour trouver le peu de sensibilité qui peut rester, celui qui utilise le grotesque pour éviter de voir la gravité comme une fatalité.

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Elle se traduit en étant un conte, une fable où un âne se promène dans de multiples paysages différents, où les points de vue se multiplient dans un village roumain. Il y a beaucoup de fantaisie dans ces deux films. Les virées nocturnes, les mouvements dans une forêt envoûtante, la liberté dans un champ, la pause devant un barrage (et bien d'autres) : l'âne est le passeur de moments sensoriels que seul les animaux semblent encore disposés à ressentir. Les montagnes qui cernent le village, le mystère de la forêt, la légende des ours, la place du feu dans la nuit, les concerts de musique dans une église (et bien d'autres) : les habitants du village roumain semblent coincés entre le réel et la fantaisie dans leurs paroles et attitudes. Toutes ces images mises à bout, le film de Jerzy Skolimowski prend des ampleurs d'opéra autant que le film de Cristian Mungiu prend des ampleurs romanesques. EOcontient une musique très lyrique qui a la force d'accompagner la tragédie et l'espoir des mouvements de l'âne. Même dans son montage, le film alterne entre la légèreté et le cauchemar, pour montrer comment se construit la tragédie et trouver les émotions avant même le chaos. Le film semble constamment chanter telle une symphonie, tel un cœur qui se déchire petit à petit et qui fait imploser son cri de douleurs sur le cadre. En parallèle, R.M.N. a la densité d'un roman qui aime se fournir de détails, de points de vue, de sauts entre espaces et temporalités. La caméra se fait narratrice omnisciente, en mettant en miroir chaque regard et comportement. En prenant l'ampleur d'un opéra et d'un roman, les deux films puisent dans ce que la mise en scène permet au cinéma : ne pas se limiter au champ du cadre, toujours se connecter au hors-champ, faire dialoguer les images entre elles, trouver une densité derrière ce qui est montré, et surtout brouiller les pistes entre le réel et l'imaginaire.

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Liberté


Ces deux axes de storytelling via la mise en scène permettent de transformer le paysage au gré des pulsions, des distorsions et des moments de fantaisie. Dès que la violence gagne du terrain contre la légèreté qui permet de temporiser (et apporter de la sensibilité), l'obscurité efface l'espoir de lumière. C'est-à-dire qu'un espace qui paraissait sûr et confortant peut rapidement devenir un danger, ou même que sa beauté étendue peut devenir le piège qui absorbe les sens. Ainsi, au lieu de se connecter aux paysages, les corps se retrouvent isolés dans leur perception réduite. C'est là que les paysages des deux films sont denses : ils sont à la fois émotionnellement riches mais physiquement menaçants. Si le lyrisme et le grotesque peuvent être aussi présents dans les deux films, c'est parce qu'ils créent la liberté du mouvement et celle de la voix. Au sein des fractures et des perspectives bouleversées, cette densité d'images et de verbes n'a d'égal que la gravité de tragédie sur laquelle ils s'implantent. Pour explorer le chaos au plus profond de ce qu'il perturbe, il faut une liberté de sensibilités et de mise en scène. C'est là que le rêve d'ailleurs (le dépassement des frontières pour l'âne, la volonté des villageois de chasser les étrangers afin rester dans un idéal entre eux) qui s'ouvre pour continuer à vivre. Et c'est à cela que servent ces deux fins aussi mystérieuses que métaphoriques : il n'y plus qu'à avoir la foi en acceptant l'inconnu et s'accorder la fantaisie, car la violence et la cruauté en place continuent leur chemin. Face à l'hallucination d'un paysage qui se déforme et aspire les émotions, il n'y a plus que la fiction pour sauver les âmes.

Teddy Devisme