[Venise 2022] « No bears » de Jafar Panahi

Par Boustoune

[Compétition Officielle]

De quoi ça parle ?

De la difficulté à quitter son pays de naissance, même quand c’est pour échapper à un régime oppressant, qui peut vous mettre en prison à tout moment.
Le film développe trois histoires parallèles, qui tournent toutes autour d’une fuite ou de la perspective d’une fuite.
Dans la première, Zara et Bakhtiyar essaient de se procurer des faux-papiers pour pouvoir partir en France démarrer une nouvelle vie, mais suite à des complications, seule la femme a l’opportunité d’obtenir un passeport. Son compagnon l’enjoint de partir, mais elle ne peut se résoudre à partir sans lui.
Dans la seconde, deux amants, Gozbal et Soldooz, sont contraints par leurs familles respectives à ne pas se fréquenter. La jeune femme est promise à un autre homme, qu’elle n’aime pas, mais dans son village, à la frontière entre l’Iran et la Turquie, les traditions prévalent et elle n’a pas vraiment voix au chapitre. Alors, la solution est peut-être de partir avec celui qu’elle aime, pour fuir ce mariage arrangé.
Enfin, la troisième est celle de Jafar Panahi lui-même, qui passe quelques jours dans le village précité, afin de préparer le tournage d’un film sur le couple de la première histoire. Le cinéaste est plutôt bien accueilli par les villageois, qui se montrent révérencieux et hospitaliers, mais la méfiance, voire l’hostilité de la population locale ne va pas tarder à reprendre le dessus. On lui demande de mettre à disposition les photos et vidéos qu’il a prises durant son séjour, qui pourraient prouver la relation interdite entre les deux amants. Même loin de Téhéran et des autorités qui font tout ce qui est en leur pouvoir pour l’empêcher de travailler et de s’exprimer librement, Jafar Panahi se retrouve harcelé, embêté, retardé dans son travail. Il pourrait lui aussi être tenté de passer la frontière et se réfugier dans un des nombreux pays qui seraient prêt à l’accueillir. Mais franchira-t-il le pas ?

Pourquoi on est à la frontière du Lion d’Or?

Le titre énigmatique du film trouve son explication dans un échange entre Panahi et un vieil homme à qui il demande son chemin, à proximité de la frontière. Le type le dissuade de poursuivre sa route pour le moment, pour sa sécurité. En effet, des ours seraient susceptibles de se promener en liberté dans les environs. En attendant que la voie soit libre, il invite le cinéaste à prendre le thé et à discuter un peu. Quand Jafar Panahi réaborde la question des ours, le vieil homme lui répond qu’il n’y a pas d’ours, qu’il s’agit d’une histoire destinée à faire peur à la population.

Alors, que croire? La situation illustre bien les doutes qui assaillent ces personnages à un moment charnière de leur existence, où ils doivent effectuer un choix complexe. Ils sont dans la nécessité de quitter un pays où ils ne sont pas libres, continuellement harcelés par le régime en place ou subissant les foudres de communautés locales régies par des lois et des croyances archaïques. Pourtant, ils sont effrayés par la perspective de sauter le pas, à cause des dangers potentiels et des conséquences qu’implique le passage de la frontière. Déjà, il y a bien sûr le risque d’être rattrapés par les miliciens des Gardiens de la révolution et se retrouver, au mieux, emprisonnés pour de longues années ou, au pire, au pire, froidement exécutés.
Il faut aussi trouver de faux papiers pour passer les frontières, ce qui implique de composer avec des trafiquants ou solliciter l’aide de passeurs. Dans les deux cas, il est nécessaire de s’acoquiner avec des types peu recommandables.
Enfin, il faut penser aux conséquences pour les proches qui vont rester au pays et qui risquent de payer le prix fort pour cette fuite.
Le scénario de Jafar Panahi, faussement simple, aborde tous ces aspects et ajoute une autre raison de rester au pays : refuser de fuir face à l’oppresseur, d’abandonner sans livrer bataille jusqu’au bout, par fierté et esprit de résistance.

C’est sans doute ce qui pousse le cinéaste à rester en Iran. Il veut continuer son combat contre le pouvoir en place avec ses armes à lui : son stylo, sa caméra, sa mise en scène. Il doit ruser pour pouvoir réaliser ses films, trouver des solutions pour tourner dans des endroits où il échappe à la surveillance des miliciens, trouver des astuces scénaristiques pour dénoncer les dérives de son pays tout en restant dans un cadre “acceptable” pour les autorités, qui n’attendent qu’un prétexte pour l’emprisonner (1). En somme, Jafar Panahi reste toujours à la frontière, flirtant avec les limites. Comme dans cette belle scène où son assistant lui fait remarquer qu’il se trouve pile sur la frontière entre Iran et la Turquie. Panahi a immédiatement un mouvement de recul, comme un réflexe défensif. Il n’y a pas une volonté d’aller trop loin dans la provocation. Sa méthode est plus subtile que cela. Si le premier couple cherche à fuir parce qu’il est en rupture politique avec le régime, les autres personnages sont des citoyens ordinaires, n’ayant aucun problème avec les autorités, et le cinéaste se place, lui, dans un rôle de simple observateur de la vie du village où il est installé, loin de Téhéran. A priori, No bears ne peut pas être vu comme un brûlot politique. Pourtant, à l’arrivée, il ne fait aucun doute qu’il constitue une critique féroce du régime iranien et du fonctionnement du pays.

C’est justement l’histoire des deux amants obligés de vivre leur amour dans la clandestinité et toute la partie décrivant l’évolution des relations entre Panahi et les villageois qui lui sert à pointer du doigt les maux de la société iranienne. Gozbal ne peut pas être vue avec Soldooz car elle doit épouser un autre homme. Ceci a été décidé par les édiles du village dès sa naissance. La jeune femme n’a évidemment pas voix au chapitre et ne peut pas remettre en question ce que d’autres ont choisi pour elle. C’est aussi le cas de la plupart des femmes iraniennes, piégées dans une société patriarcale et régie par des dogmes religieux parfois archaïques.

Panahi observe les coutumes ancestrales sans les juger, mais ne peut s’empêcher de se poser des questions. Par exemple, quand les villageois organisent la cérémonie du “lavement des pieds”, on lui explique que pour ce rite traditionnel, l’homme s’assoit à droite dans la rivière et la femme à gauche, il demande : “pourquoi pas l’inverse?”. C’est vrai, pourquoi suivre aveuglément des dogmes absurdes? Pourquoi obéir à des coutumes dont tout le monde a oublié l’origine et la finalité profonde? Comment être certain que ces règles traditionnelles sont justes et au service de la collectivité?
Dans une autre séquence, Panahi est contraint de participer à une sorte de procès rituel. Accusé (à juste titre, mais pour la bonne cause) d’avoir en sa possession la preuve de la liaison illégitime de Gozbal et Soldooz, un cliché qu’il aurait pris montrant les deux amants échanger un baiser, il doit jurer qu’il n’a pas menti à un comité de sages du village (composé exclusivement d’hommes, bien évidemment). Il répond à leurs questions, leur promet qu’il n’a pas le cliché en question (ce qui n’est pas faux dans l’absolu, puisqu’il l’a effacé). Au passage, il dénonce calmement cette parodie de procès, face à des juges partiaux, appliquant leur propre justice, sans souci de chercher la vérité.

Le portrait qu’il dresse de ces villageois n’est pas particulièrement tendre. Au départ, il veut les filmer avec son regard d’anthropologue humaniste, avec une volonté de louer le comportement de ces gens ordinaires et l’opposer à celui des élites de Téhéran. Mais bien vite, il constate le décalage entre l’hospitalité apparente des villageois et leur méfiance à son encontre, leur comportement obséquieux et ce qu’ils pensent réellement de sa présence dans leur village, qu’ils ont verbalisé en pensant sa caméra éteinte. La population se montre de plus en plus menaçante, hostile, quand ils pensent que le cinéaste dissimule des preuves. Le cinéaste constate avec effroi que même dans un petit village isolé, il ne peut être totalement coupé de ce climat de terreur et de violence qui pourrit la vie de certains citoyens et occasionne des drames. Mais cela nourrit encore son sentiment de révolte et son besoin de résister à ceux qui exercent le pouvoir, qu’il soit national ou local, et à leurs règles de vie archaïques et liberticides.

La frontière sur laquelle évolue Panahi, c’est aussi celle qui sépare la réalité et la fiction. La première scène, en plan-séquence, donne une idée du dispositif. Zara et Bakhtiyar discutent de leurs plans d’évasion quand on entend “Coupez!”. La caméra recule et le champ s’élargit à la chambre de Jafar Panahi, qui dirige en distanciel le tournage, depuis un écran d’ordinateur, de l’autre côté de la frontière. On pense qu’il tourne une fiction, mais plus tard, on réalisera que ses personnages sont bien réels et qu’ils envisagent bien de fuir l’Iran. Il est donc en train de réaliser un documentaire ou une fiction fortement inspirée du réel, qui pourrait faire tiquer les autorités du pays.
Sur place, dans le village, il réalise un documentaire sur les habitants et leurs coutumes. Un film plus anodin, celui-ci, mais qui va poser beaucoup plus de problème, puisqu’il devient une pièce à conviction dans l’affaire de la liaison entre Gozbal et Soldooz, qui se transforme malgré elle en une intrigue de thriller. Evidemment, No bears est entièrement issu de l’imagination de Panahi, même si le cinéaste s’appuie, à n’en pas douter, sur plusieurs anecdotes authentiques et probablement sur son expérience personnelle des petits villages où il s’est exilé pour tourner ses derniers films, loin de Téhéran.  Mais sa construction singulière, qui floute la frontière entre documentaire et fiction, semble vouloir nous indiquer qu’en Iran, la réalité dépasse souvent la fiction. Les histoires, souvent tragiques, que Panahi invente pour ses films, ne sont rien à côté de ce que subissent au quotidien ses compatriotes, broyés par un pouvoir autoritaire et brutal. Là encore, ce nouveau film se pose comme un acte de résistance face à l’Iran des Mollahs, inique et rétrograde.

Pas d’ours? Normal, le film est présenté à la Mostra de Venise, pas à la Berlinale… Ici, ce sont les lions qui font la loi. Jafar Panahi en avait gagné un en or en 2000 pour Le Cercle, l’un de ses meilleurs films. No bears ne possède pas tout à fait la puissance dramatique de ce-dernier, réalisé à une époque où le cinéaste rencontrait un peu moins de difficulté à créer ses films. Il n’en demeure pas moins un film brillamment conçu et réalisé, qui ne laisse personne indifférent et incite à la réflexion. Le jury ne s’y est pas trompé, en lui accordant son prix spécial. Une façon de soutenir le cinéaste et ses confrères, injustement emprisonnés par le régime iranien, mais aussi de récompenser son talent et son audace.

(1) : Jafar Panahi, qui a toujours connu des soucis avec la censure de son pays, est dans le collimateur des autorités depuis 2010. Il a été condamné à 6 ans de prison et à vingt ans d’interdiction d’exercer son métier, assortis d’une interdiction de sortie du territoire. Sa peine a été commuée en une assignation à résidence, ce qui lui a permis de contourner l’interdiction de filmer en réalisant ses films clandestinement, en usant de dispositifs particuliers (Ceci n’est pas un film, Taxi Teheran…).
Mais en août dernier, Panahi a été arrêté par les autorités iraniennes alors qu’il venait soutenir deux autres collègues injustement condamnés par le régime, Mohammad Rasoulof et Mostafa Aleahmad. Tous sont poursuivis pour atteinte à la sécurité nationale et propagande contre la République Islamique. Panahi a été emprisonné et doit purger une peine pénitentiaire d’une durée de six ans. Il est évidemment soutenu par tout le monde de la culture à travers le monde, mais le régime iranien reste sourd aux protestations.

Contrepoints critiques

”The film juggles its layers of story and image very adroitly, with occasional touches of roughness in the digital image only adding to the immediacy”
(Jonathan Romney – Screen)

”It’s perhaps a bit overstuffed in its attempt to juggle several different storylines, but it’s a testament to how art can be made in even the most extreme of circumstances.”
(@bigtunaonfilm sur Twitter)


Crédits photos : JP Production, images fournies par La Biennale Cinema 2022