[Cannes 2022] « War Pony » de Gina Gammell & Riley Keough

War Pony - affpro[Un Certain Regard]

De quoi ça parle ?

De deux jeunes amérindiens essayant de s’extirper de leurs conditions de vie difficiles, dans la réserve Oglala Lakota de Pine Ridge.
Matho (Ladainian Crazy Thunder), petit garçon de douze ans, s’ennuie à mourir, entre une scolarité où il reste englué dans la médiocrité et des soirées passées à zoner avec des gamins tout aussi désoeuvrés que lui. Un après-midi, il tombe par hasard sur la méthamphétamine de son père et, poussé par ses turbulents copains, se met à la revendre en douce pour se faire un peu d’argent de poche. Une décision qui ne sera pas sans conséquences…
En tout cas, son parcours montre bien qu’à Pine Ridge, les enfants grandissent plus vite qu’ailleurs…
Bill (Jojo Bapteise Whiting) en est un autre exemple. Il a tout juste dix ans de plus que Matho et est déjà père de deux gamins, nés de deux mères différentes. Comme la plupart des hommes de sa tribu, il ne s’occupe pas du tout de sa progéniture, plus occupé à picoler et traficoter à droite à gauche. Mais le jour où son ex est arrêtée par la police, il n’a pas vraiment d’autre choix que de garder temporairement son fils, encore bébé, et de trouver un moyen de gagner de quoi payer la caution. Il pense se faire quelques billets en rapportant un chien perdu à sa propriétaire. En vain… Mais curieusement, l’animal, un caniche royal prénommé “Beast”, lui apporte une sorte d’illumination. Bill se voit déjà éleveur de chiens de race, et, fort de ce lucratif business, propriétaire terrien, marié à sa dernière conquête en date et sage père de famille. Comme un bonheur n’arrive jamais seul, Bill fait la rencontre de Tim (Sprague Hollander), un éleveur de volailles aisé, qui vit en dehors de la réserve. L’homme lui offre un poste dans son exploitation, en plus de fréquentes missions de voiturier pour transporter de jeunes indiennes de la réserve jusqu’à la ferme et les raccompagner une fois qu’elles ont fini leur petite affaire. Ce qu’elles viennent faire n’est jamais évoqué, mais c’est assez explicite. Bien que marié, l’éleveur de dindes a aussi un faible pour les poules…
Evidemment, ce bonheur n’est qu’illusoire. On se doute bien que quelque chose va finir par déraper et que quand Matho et Bill finiront par se croiser, le drame ne sera pas bien loin…

Pourquoi on fume le calumet de la paix avec War Pony ?

La principale force de War Pony, c’est son scénario qui s’ingénie à prendre constamment à contrepied les attentes du spectateur. Cela commence dès le début du film : En découvrant Beast attaché à un arbre devant la maison de Bill, on se dit que le caniche n’est pas là par hasard, que le jeune homme l’a kidnappé et va essayer d’arnaquer sa propriétaire. Mais contre toute attente, c’est lui qui se fait pigeonner, en acceptant d’acheter l’animal à 900 $, “prix d’ami”.
A partir de là, on pense que le film va virer vers une sorte de comédie sociale, mais le ton se fait progressivement plus grave. Les cinéastes font monter lentement la pression, grâce à un montage alternant efficacement la dérive de Matho et les galères de Bill. On craint que le film ne vire in fine à la tragédie sordide, mais là encore, Gina Gammell, Riley Keough et leurs coscénaristes amérindiens, Franklin Sioux Bob et Bill Reddy, s’amusent à zigzaguer entre farce et drame, offrant au film un dénouement réjouissant – et même complètement dinde, avec une jolie revisite du concept de Thanksgiving.

Le récit emprunte systématiquement des chemins de traverse, mais ce qui est remarquable, c’est qu’il ne perd jamais de vue son objectif  : dépeindre le quotidien, souvent difficile, de la réserve de Pine Ridge, l’un des endroits les plus pauvres des Etats-Unis (1) mais aussi filmer ses habitants, qui essaient tant bien que mal de s’en sortir ou subissent, impuissants, cette misère. Ils devraient probablement partir tenter leur chance ailleurs, voir si l’herbe y est plus verte. Cela voudrait dire abandonner le mode de vie traditionnel des indiens Oglala Lakota et quitter leurs terres ancestrales. Les habitants de Pine Ridge sont les descendants des tribus qui ont lutté pour pouvoir maintenir leurs traditions malgré l’envahissement de leur environnement par les pionniers. Le sol de la réserve a été imbibé du sang de nombreux indiens, massacrés durant des années de conflit et d’entorses aux accords de Fort Laramie, avant que la massacre de Wounded Knee ne fige les frontières des cinq réserves indienne situées dans les Black Hills. Partir, ce serait un peu trahir leurs ancêtres.
De toute façon, où iraient-ils? Partir implique de posséder un véhicule, de l’essence, un minimum de fonds pour pouvoir démarrer une nouvelle vie. Et il faut ensuite trouver un emploi, ce qui est loin d’être évident dans des états du sud souvent durement touchés par le chômage et l’exode rural. Surtout, il faudrait pouvoir s’intégrer à la population, ce qui est loin d’être acquis, puisque, comme le film le montre, il y a toujours chez les cowboys locaux, une forme de mépris vis à vis de ces indiens qu’ils ont asservis il y a plus d’un siècle, un rapport de dominant à dominé.
Si les “visages pâles” peuvent aujourd’hui installer leurs élevages sur ces anciennes terres Sioux, c’est parce qu’ils ont plumé les indigènes. Il leur ont volé leurs meilleurs terrains, ont annexé les filons d’or qui auraient permis aux indigènes de faire fortune au moment de la ruée vers l’or. D’aucuns diront qu’ils ont aussi apporté la civilisation à ces “sauvages”. La belle affaire ! Ils ont apporté leurs armes à feu, leurs pick-ups polluants, leurs comportements individualistes… Le travail ? Dans cette zone du Dakota du Sud, le taux de chômage avoisine les 90% de la population. Les hommes n’ont pas grand chose à faire. Les plus actifs tentent de cultiver des terres, élever les animaux, ou vivotent grâce à de petites combines et de menus larcins. La majorité traîne dehors toute la journée, parfois en trouvant refuge dans les paradis artificiels, en buvant de “l’eau de feu” ou en se défonçant à la “méth”. Les femmes sont tout aussi désoeuvrées, mais elles s’occupent des enfants, qu’elles ont généralement dès l’adolescence. Celles qui n’ont pas d’enfants sont souvent invitées à se prostituer pour le plaisir des Blancs.
Dans ce contexte, les adolescents n’ont que peu de perspectives d’avenir. L’école tente de leur donner une éducation, des connaissances, mais à quoi bon, si à l’arrivée, il n’y a pas de travail qualifié? Alors, ils imitent les adultes et commettent les mêmes erreurs.

Pour Matho, c’est flagrant. Il essaie de ressembler à son père, même s’il a bien conscience que ce dernier est une brute épaisse qui ne s’occupe absolument pas de lui et ne respecte pas vraiment les autres non plus. Peut-être essaie-t-il de calquer son comportement sur lui pour épater les autres gamins de sa bande, étoffer son influence, à moins que ce ne soit pour séduire la camarade de classe dont il est amoureux.
N’était sa découverte précoce de la drogue, on l’aurait bien vu suivre un parcours similaire à Bill, sorte de Don Juan immature et inconséquent, mais finalement plus maladroit que réellement mauvais. Le jeune homme n’est pas un bon père, d’accord, mais il essaie de faire le maximum pour ses proches. On le sent sincère, quand il veut tenter de fonder une famille. Il fait de son mieux, en dépit de sa situation financière et de ses lacunes en matière d’éducation. Il est capable de coups d’éclat, par exemple quand il parvient à négocier son embauche auprès de Tim, à la force du bagout, ou de coup de folie, comme ce projet d’élever des chiens de race au coeur de Pine Ridge. Aucun membre de la tribu ne peut les acheter au prix fort et de toute façon, personne n’a d’intérêt à acheter un caniche dans cette réserve où hommes et animaux cohabitent en permanence – chevaux, ânes, chiens errants, cochons et même des bisons. Alors, forcément, cela passe par une revente aux “visages pâles” et ceux du Dakota du Sud n’ont pas tellement la tête de propriétaires de caniches royaux… Le projet est donc fragile, même si Bill a au moins le mérite de tenter quelque chose pour s’en sortir.

C’est cette volonté de reprendre son destin en main que les deux cinéastes veulent mettre en exergue. Cela et la forte solidarité qui unit les membres de la tribu. Elles ont expérimenté une solidarité similaire lors de l’écriture du scénario à quatre mains, à partir des anecdotes de Franklin Sioux Bob et Bill Reddy.
Pour la petite histoire, c’est en tournant American honey que Riley Keough a rencontré les deux hommes, qui étaient figurants sur le film d’Andrea Arnold. Elle a sympathisé avec eux et leur a présenté Gina Gammell. Ensemble, ils ont eu l’idée de raconter un film qui raconte sans fard et sans clichés la vie dans la réserve de Pine Ridge aujourd’hui. On sent beaucoup de complicité dans ce projet, tant entre les scénaristes qu’entre les réalisatrices et leurs jeunes acteurs, épatants, et cette énergie positive irrigue l’ensemble du film. C’est sans doute ce qui a poussé le jury de la Caméra d’Or du 75ème Festival de Cannes à leur remettre cette précieuse récompense. Une belle revanche sur l’Histoire, puisque c’est justement la ruée vers l’or et le refus de certaines tribus Sioux de donner accès aux gisements sur leurs terre qui a conduit au massacre de Wounded Knee…

(1) : Les premiers films de Chloe Zhao, Les chansons que mes frères m’ont apprises et The Rider, se déroulaient aussi dans cette réserve, tout comme le documentaire  Pine Ridge d’Anna Eborn


Contrepoints critiques :

”Si le portrait s’avère passionnant, les ressorts scénaristiques choisis pour enrober le drame prennent eux des sentiers trop éculés, multipliant les sous-intrigues sans véritablement les résoudre. (…) Mais ces défauts ne sauraient effacer les qualités de mise en scène et de direction d’acteurs d’un duo de réalisatrices à suivre.”
(Christophe Brangé – Abus de Ciné)

”En voulant peut-être adresser des messages et alarmer, de façon trop évidente, Riley Keough reste en surface, et manque de visiter les aspects plus profonds – et donc peut-être plus douloureux encore – de son sujet.”
(Geoffrey Nabavian – Toute la culture)

”The tenderness, wisdom and instinct to survive of two teenage males is beautifully observed in actor-turned-director Riley Keough’s debut feature”
(Peter Bradshaw – The Guardian)

Crédits photos : Copyright  Felix Culpa – image fournie par le Festival de Cannes