[Cannes 2022] Jour 7 : La chair et le sang

Par Boustoune

La soixante-quinzième édition du festival de Cannes a déjà entamé sa seconde partie, avec l’entrée en lice de David Cronenberg et son attendu Les Crimes du futur, dont le synopsis et les premières images laissaient présager de nouvelles secousses dans le Palais des Festivals, qui se rappelle encore de l’accueil houleux qu’avait reçu Crash, il y a 26 ans, avant de gagner la Palme d’Or. Finalement, le film n’a pas plus choqué que cela les spectateurs, malgré la description de performances artistico-érotiques mettant en scène des mutations corporelles, des tatouages et ablations d’organes internes, ou une entrée en matière assez âpre… En revanche, il a divisé les festivaliers. Certains ont affiché un ennui poli. D’autres ont manifesté leur mécontentement, perdus face à une intrigue il est vrai assez confuse, aux enjeux peu clairs. Les autres ont salué ce film-somme, qui revisite totalement la filmographie de David Cronenberg, explicite sa démarche artistique et continue d’explorer ses thèmes de prédilection le rapport entre la chair, l’esprit et la matière, les mutations du corps humain. Au passage, le cinéaste aborde lui aussi, après Cristian Mungiu, Ruben Östlund et Jerzy Skolimowski, la question de l’avenir du genre humain. Sa réponse, très darwinienne, tranche avec la vision de ses confrères. Le changement est dans la nature des choses, et les artistes sont là pour l’accompagner.

Autre film attendu, Decision to leave de Park Chan-wook, qui n’avait plus tourné depuis Mademoiselle en 2016. Il revient avec un séduisant polar, dans lequel un policier coréen opiniâtre tente de découvrir si, dans l’affaire dont il a été chargé, l’homme retrouvé mort au pied d’une montagne a eu un accident, s’est suicidé ou a été assassiné par sa compagne, une jeune femme chinoise dont la beauté le trouble, puis l’obsède. Il se met à planquer devant chez elle pour se forger une opinion, qui va avoir l’occasion de changer à de multiples reprises au court de ce récit à tiroirs, joliment manipulateur.
Park Chan-wook abandonne la violence et la perversion pour un style plus poétique et romantique. Ce n’est pas un thriller conventionnel. Ici, l’intrigue n’est qu’un prétexte, un terrain de jeu qui permet aux deux protagonistes de se rapprocher ou se fuir, se livrer à un jeu du chat et de la souris qui prend les allures, par la grâce des effets de mise en scène et de montage, d’une drôle de parade amoureuse. Les festivaliers semblent avoir beaucoup aimé. Reste à voir si le jury aura été séduit lui aussi et offrira enfin à Park Chan-wook une Palme d’Or.

A Un Certain Regard, c’est un autre thriller trouble qui a séduit les festivaliers. Avec Kürak Günler, Emin Alper entraîne le spectateur dans les pas de son personnage principal, Emre, un procureur idéaliste qui vient s’installer dans une petite ville d’Anatolie, juste avant des élections municipales aux enjeux importants, notamment l’accès à l’eau potable, dont l’exploitation occasionne régulièrement des effondrements de terrain. Le jeune homme entend rester politiquement neutre et intègre, faisant appliquer la même loi pour tous. Il refuse les cadeaux des notables et signe même son arrivée en leur distribuant quelques amendes. Sur les conseils de la Juge locale, Emre accepte toutefois une invitation à dîner chez le Maire, où on le fait boire plus que de raison. Au petit matin, la police découvre le cadavre d’une jeune rom qu’il a croisée chez ses hôtes la veille au soir. Cela place Emre, qui ne se rappelle pas du tout d’une bonne partie de la nuit, dans une situation extrêmement délicate, d’autant que le seul qui pourrait prouver son innocence dans cette affaire est le principal opposant du maire, un journaliste homosexuel qui ne le laisse pas indifférent. Ici aussi, l’intrigue criminelle est secondaire. Le cinéaste ne s’en sert que comme prétexte à dresser le portrait d’une société turque rétrograde et corrompue, sexiste et homophobe. La petite ville fictive d’Anatolie où se déroule le film correspond en effet à un microcosme représentatif de la Turquie actuel, un pays, comme le montre le plan d’ouverture et celui de fin, au bord du gouffre.
Emin Alper, lui, est plutôt en pleine ascension.  Après trois films remarqués à la Berlinale et à la Mostra de Venise, il continue de grimper vers les sommets du septième art, en démontrant un talent certain pour créer une ambiance étrange, oppressante, à l’aide d’images fortes et d’idées de mise en scène brillantes. On devrait le retrouver un jour en compétition officielle sur la Croisette, car ce long-métrage avait le niveau pour jouer dans la cour des grands.

Dans la même section, Joyland de Saim Sadiq semble avoir également suscité l’enthousiasme des festivaliers. Le film suit un jeune pakistanais, marié et issu d’une famille très conservatrice, qui voit sa vie bouleversée quand il tombe sous le charme d’une transsexuelle, meneuse de revue dans un cabaret érotique. Là aussi, la confrontation entre un système ultra-conservateur et religieux et une orientation sexuelle jugée comme “déviante” fait des étincelles.

A la Quinzaine des réalisateurs, on a pu entendre de bons échos du nouveau film de Léa Mysius, Les Cinq diables avec Adèle Exarchopoulos et de De humani corporis fabrica, le nouveau documentaire du duo Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, où il est question, toujours par ce beau hasard de la programmation cannoise, d’anatomie, de chair et de sang, pour une plongée singulière dans le corps hospitalier.