[Cannes 2022] « Frère et soeur » d’Arnaud Desplechin

Par Boustoune

[Compétition Officielle]

Si certains peuvent se targuer d’avoir des histoires de famille compliquées, ce sont  probablement des broutilles au regard de celles des personnages inventés par Arnaud Desplechin.
Ici, le cinéaste raconte l’histoire de Louis (Melvil Poupaud) et Alice (Marion Cotillard), un frère et une sœur qui se vouent une haine farouche et ne se sont pas vus depuis plus de vingt ans.
Elle est une comédienne de théâtre reconnue, qui enchaîne les grands rôles sur scène. Lui est un écrivain célèbre, dont les livres sont tous des best-sellers. Ils savent manier les mots mieux que quiconque, mais ne s’adressent plus la parole.

C’est Alice qui, la première, a lâché, en plaisantant « Je crois, que je te hais » lorsqu’elle a compris que son frère cadet, qui vivait jusque-là dans son ombre, était désormais autant qu’elle, sinon plus, sous le feu des projecteurs. Et peu à peu, la blague s’est muée en certitude. Ils ont fini par admettre qu’ils ne se supportaient plus, qu’ils se détestaient. Leur brouille est elle une question d’égos démesurés ? Une simple rivalité fraternelle pour accaparer l’attention de leurs parents ? Une jalousie réciproque ?
On ne sait pas. Eux ne savent plus. Ils ont juste décrété que l’autre était allé trop loin et qu’il/elle ne lui pardonnerait jamais.

Pourtant, il y a bien eu quelques tentatives de réconciliations, bien timides. Louis a essayé de parler à sa soeur, un soir, dans un restaurant – certes après avoir été mis au défi de le faire par sa future épouse, Faunia (Golshifteh Farahani) – mais elle a fui en lui opposant tout son mépris. Lorsque l’écrivain a perdu son fils de six ans, c’est Alice qui a tenté de renouer le lien, en venant lui présenter ses condoléances, mais il l’a jetée hors de chez lui, furieux qu’elle ose se présenter ainsi face à lui alors qu’il est en plein tourment.
Dix ans après, la brouille reste tenace, la rancoeur intacte. Alice fait comme si de rien n’était, mais elle est blessée à chaque fois qu’elle lit les oeuvres de son frère. De son côté, Louis s’est isolé dans une ferme coupée du monde, près de Toulouse. Il est certain, ainsi, de ne pas entendre parler de sa soeur.

Un soir, alors qu’Alice s’apprête à jouer la première de sa nouvelle pièce – l’adaptation de “The Dead” de James Joyce, dont John Huston a tiré le formidable Gens de Dublin – elle constate que ses parents ne sont pas dans la salle. A la fin de la représentation, elle comprend pourquoi. Alors qu’ils étaient en chemin pour le théâtre, Abel et ont tenté de porter assistance à une jeune femme accidentée, et ont été percutés par un camion. La vieille femme est dans le coma, dans un état grave. Son époux est en vie, mais mal en point. Alice se rend illico à leur chevet, avec son plus jeune frère, Fidèle. Ce dernier s’occupe aussi de prévenir Louis, qui décide de sortir de son isolement pour revoir ses parents avant qu’il ne soit trop tard.Pour autant, hors de question de croiser Alice. Le frère et la soeur font tout pour s’éviter des retrouvailles embarrassantes pour tout le monde. Mais les circonstances vont les amener à se retrouver de façon inattendue, unis par la même détresse, la même douleur.

Le postulat de départ est assez énorme. En effet, il est difficile d’envisager une brouille aussi forte entre deux membres d’une fratrie, du moins sans motif valable. La haine qui oppose Alice et Paul ne semble pas avoir d’explication rationnelle, une simple querelle d’égos qui devrait être effacée depuis longtemps. Les spectateurs qui n’adhèreront pas à ce parti pris ne pourront jamais vraiment apprécier cette chronique familiale douloureuse.  Les autres seront peut-être séduits par la tonalité du film et ses deux personnages principaux qui, bien que dissimulés par leurs masques publics – l’actrice imperturbable, en totale maîtrise de ses émotions, et l’écrivain nonchalant, insensible aux perturbations extérieures – se révèlent plus semblables qu’ils ne veulent l’admettre, rongés par les regrets et les remords, un peu honteux et unis par les mêmes peines.

Pour cela, il faut faire quelques efforts. Car cette fois-ci, Desplechin a la mis le curseur un peu haut sur le mélodrame. Il accumule des éléments narratifs particulièrement scabreux qui menacent à tout moment de faire s’écrouler l’ensemble de l’édifice, déjà fragile : vieilles rancoeurs, dépit amoureux, deuils impossibles. Il essaie d’associer à la trame principale des des sous-intrigues qui n’ont rien à voir avec elle, comme la rencontre entre Alice et l’une de ses fans les plus assidus, une jeune roumaine orpheline et sans le sou, ou la relation heurtée entre Paul et son neveu. Evoluant en terrain miné par les risques d’explosion de pathos, les acteurs frisent parfois le surjeu, notamment Melvil Poupaud, pas toujours très à l’aise dans la peau de son personnage. C’est un film bancal, qui avance en titubant, en menaçant à chaque scène de s’effondrer, mais qui réussit presque de bout en bout à conserver son équilibre. Par le pouvoir hypnotique des mots, peut-être, mais aussi et surtout par la puissance des non-dits, de ce qui affleure progressivement au cours du récit. En somme, c’est tout l’inverse de “The Dead”, qui concentrait toute sa force dramatique dans un ultime monologue, déchirant d’émotion. Ici, le récit est peu avare en mots : les répliques d’Alice, les mots de Louis, les discussions entre le père et ses enfants, entre vieux copains, entre frères et soeur. Mais c’est finalement dans le silence qu’il trouve l’émotion, dans les gestes, les regards, les attitudes, le lâcher-prise des personnages.
A ce petit jeu, Marion Cotillard est très forte. Elle finit par embarquer le spectateur dans le sillage de son personnage d’actrice tourmenté, qui n’est pas sans évoquer la Myrtle Gordon campée par Gena Rowlands dans Opening Night. Un film qui réussit à citer à la fois le chef d’oeuvre de Cassavetes et celui de John Huston ne peut être tout à fait mauvais… Il s’inscrit en tout cas pleinement dans la filmographie du cinéaste français, quelque part entre Rois et Reine ou Un Conte de Noël, ou ses autres films traitant de relations humaines complexes et torturées.

On trouvera juste dommage que Desplechin  finisse par se prendre les pieds dans le tapis à la dernière marche, avec un dénouement très maladroit, en deux temps. Le premier, tout en délicatesse, était bien suffisant. Le second, appuyé, boucle le film sur une note un peu trop sucrée, laissant une impression globale mitigée.


Frère et soeur
Frère et soeur

Réalisateur : Arnaud Desplechin
Avec : Marion Cotillard, Melvil Poupaud, Patrick Timsit, Golshifteh Farahani, Benjamin Siksou, Saverio Maligno, Max Baysette de Malglaive
Origine : France
Genre : Mélodrame familial
Durée : 1h50
Date de sortie France : 20 mai 2022

Palmomètre :

Marion Cotillard, comme souvent, est en lice pour le prix d’interprétation féminine.
Pour les autres prix, on ne mise pas trop sur le film d’Arnaud Desplechin. Mais c’est le jury qui décidera.

Contrepoints critiques :

On ne sort pas tout à fait indemne du dernier film d’Arnaud Desplechin. Car s’il chemine vers la réconciliation, Frère et Sœur nous immerge d’abord corps et âme aux confins d’une tragédie familiale fracassante.”
(Anne-Claire Cieutat – Bande à part)

”Je viens d’aller voir le dernier Desplechin. Le meilleur moment du film, c’est quand j’ai découvert que mon mec avait fait un trou sous le paquet de pop corn.”
(Mélanie Klein – @cineMoiJe sur Twitter)

“Quand les d’habitude si douces afféteries de Desplechin virent au grand-guignol mélodramatique, ça donne Frère et soeur, épuisante caricature de personnages fantoches et difformes. La consternation totale. “
(Julien Lada – @julienlada sur Twitter)

Crédits photos : copyright Shanna Besson/Why Not productions – images fournies par le Festival de Cannes