« Murina » d’Antoneta Alamat Kusijanovic

Par Boustoune

Le premier long-métrage de la réalisatrice croate Antoneta Alamat Kusijanovic s’ouvre par un joli ballet aquatique. Deux plongeurs évoluent vers les profondeurs de la Mer Adriatique, harpon à la main, en quête d’une proie. Quand, une fois leur partie de pêche terminée, ils remontent à la surface, dans une petite crique de la côte dalmate, baignée de soleil, on découvre Ante (Leon Lucev), un quinquagénaire bourru et fatigué, et sa fille de dix-sept ans, Julija (Gracija Filipovic), adolescente gracieuse et lumineuse. Contrairement aux apparences, c’est elle la véritable murène du titre, et non l’animal qu’elle a réussi à attraper.
Julija est semblable à sa proie du jour. C’est une jeune femme à la silhouette longiforme et robuste, qui évolue sous l’eau avec beaucoup d’aisance. C’est aussi une adolescente assez solitaire, timide et discrète, qui préfère généralement la fuite à la confrontation. Et comme la murène, elle peut devenir agressive si elle se sent menacée.
Or justement, Julija est en train de prendre conscience du piège qui est en train de se refermer sur elle, insidieusement. L’adolescente observe avec envie ces jeunes touristes qui ont amarré leur voilier près de la plage voisine. Ils semblent profiter de l’été à leur rythme, entre baignades, siestes, câlins et petites fêtes entre amis, en toute liberté, quand elle doit se plier à l’autorité paternelle. A la maison, Ante entend tout contrôler. Il donne ses ordres à son épouse Nela (Danica Curcic), ancienne reine de beauté locale, et à Julija, qui doivent s’exécuter sans broncher, toute rébellion pouvant occasionner d’impressionnants accès de colère. La jeune femme voit son rythme de vie calqué sur celui de son père. Elle doit accompagner Ante dans ses sorties en mer, mais rester à la maison quand il l’a décidé. Elle doit faire acte de présence quand son père souhaite l’exhiber à ses amis, tel un trophée, mais filer se coucher quand sa présence est jugée inopportune pour le petit tyran domestique. En bref, Julija est isolée au sens strict, coincée sur cette île que certains voient comme un paradis, mais qui, pour elle, a tout d’une cage dorée. Elle prend son mal en patience en se disant qu’elle pourra probablement partir bientôt pour suivre des études, loin de cette île où elle a passé toute sa vie, loin de ce milieu familial étouffant. A condition, évidemment, que son père y consente…

La visite d’une vieille connaissance d’Ante et Nela, Javier (Cliff Curtis) va brutalement accélérer le désir d’émancipation de Julija. Cet ami américain et son entourage sont accueillis en grande pompe dans la demeure familiale. Ante veut absolument les convaincre d’investir dans un complexe hôtelier qui serait construit sur sa propriété et sur les terrains de plusieurs habitants de l’île. Il met donc tout en oeuvre pour plaire à ses invités, rappelant à Javier leurs vieilles aventures communes et en mettant en scène l’idée d’une vie idyllique. Julija a pour consigne de rester en retrait, mais se montrer malgré tout, quand il faut jouer le rôle de la fille aimante et admirative de la figure paternelle. Elle s’exécute évidemment, à contre-coeur, mais profite aussi de la situation pour observer les invités et s’interroger sur la curieuse relation qui unit Ante et Javier. Comment deux hommes aussi dissemblables peuvent-ils être amis? Ante est un insulaire bourru et fruste, de condition modeste. Javier est un homme aisé, élégant et cultivé. Julija devine progressivement que, plus que leur collaboration passée, les deux hommes sont surtout unis par leurs sentiments envers Nela. Ils ont été rivaux pour gagner l’amour de cette dernière et, malgré leurs situations conjugales respectives, Javier reste sensible au charme de son flirt de jeunesse.
Julija se met soudain à rêver d’une autre vie. Elle imagine que le bel américain va réussir à prendre sa revanche et les emmener, sa mère et elle, loin de ce cadre étouffant. Plus elle sent que la concrétisation de ce rêve est possible, et plus la jeune femme affiche une attitude rebelle vis à vis de son père. Mais évidemment, celui-ci n’entend pas que l’on remette ainsi en question son autorité… Si Julija est semblable à une murène, cherchant à se débattre farouchement pour sortir de sa cage, Ante est plutôt du genre baliste : agressif, caractériel et prêt à tout pour défendre son nid.

Antoneta Alamat Kusijanovic filme cette confrontation tout d’abord larvée, puis de plus en plus manifeste entre le père et sa fille, le tyran et sa victime. Malgré l’apparente torpeur estivale, la tension monte peu à peu et dessine un drame qui n’est pas sans évoquer les grandes tragédies antiques. Il en a en tout cas le cadre géographique, avec cette île qui n’est pas sans évoquer une île grecque, et la structure, avec ce quatuor de personnages qui sont tous unis par des liens d’amour et de haine entremêlés, de désir, de rivalité et de jalousie, chacun essayant de trouver sa place. La cinéaste filme l’évolution de leurs relations de façon délicate et subtile, avec une économie de mots et d’effets démonstratifs. Il lui suffit de capter les expressions qui se figent sur les visages des protagonistes, de saisir leurs attitudes : un regard qui se durcit, un sourire timide, une moue de dépit, un rictus indiquant un égo blessé…
Elle excelle surtout à filmer la lumineuse Gracija Filipovic, qu’elle avait déjà mise en valeur en 2017 dans son court-métrage, Into the blue, présenté à la Berlinale. La jeune actrice, qui incarne avec un mélange de grâce et d’innocence ce personnage de sirène en quête d’émancipation, sera pour beaucoup une vraie révélation. En tout cas, elle participe grandement à la réussite de cette fable douloureuse sur le patriarcat et la condition féminine.

Le travail remarquable de la directrice de la photographie, Hélène Louvart, joue également un rôle important dans la mise en place de l’ambiance singulière du film. Elle joue sur l’opposition entre les tons bleutés et sombres de l’univers marin et la lumière solaire, très vive, qui vient frapper les falaises rocailleuses de l’île, comme pour accompagner la confrontation entre Ante et Julija, ou pour symboliser le contraste entre les rêves de la jeune femme et l’âpre réalité de sa condition.
Mais le film porte aussi, clairement, la patte d’une jeune cinéaste à la sensibilité artistique affirmée, maîtrisant déjà parfaitement le langage cinématographique. C’est sans doute pourquoi le Jury de la Caméra d’Or 2021 a choisi de lui attribuer sa prestigieuse récompense et lui ouvrir grand les portes d’une grande carrière de réalisatrice. Espérons, qu’à l’instar de son personnage, elle pourra nager encore longtemps dans le grand bain du 7ème Art.


Murina
Murina

Réalisatrice : Antoneta Alamat Kusijanovic
Avec : Gracija Filipovic, Leon Lucev, Danica Curcic, Cliff Curtis, Jonas Smulders, Klara Mucci
Origine : Croatie, Slovénie
Genre : Drame
Durée : 1h36
Date de sortie France : 20/04/2022

Contrepoints critiques :

”Tout est crédible, dans cette aimable chronique d’émancipation, mais Murina ne renouvelle pas non plus l’exercice.”
(Elizabeth Franck-Dumas, Libération)

Murina » s’avère un peu confus sur certains aspects (comme le passé des personnages ou la manière dont le récit inclut une véritable tragédie s’étant déroulée sur l’île) mais la mise en scène se montre efficace dans l’ensemble.”
(Raphaël Jullien, Abus de ciné)

”Antoneta Alamat Kusijanovic entreprend un récit de passage à l’âge adulte d’une force tranquillement dévastatrice, qui rappelle le premier film de son aînée argentine Lucrecia Martel, La Cienaga, l’abîme entre le monde des parents et celui des enfants.”
(Dernières nouvelles d’Alsace)

Crédits photos : Copyright Antitalent / RTFeatures