Les 10 films de 2021 : Aux confins des cauchemars naît la lumière

Par Robin Miranda Das Neves

Dans Atarrabi et Mikelats [France/Belgique], Eugène Green questionne, en adaptant le mythe basque des deux fils de la déesse Mari, la frontière entre le bien et le mal. Faisant fi de la notion de déterminisme – être élevé par le diable conduit-il forcément à être un démon ? –, Atarrabi impose une image pastorale où la lumière ne rencontre aucune résistance, pas même son ombre retenue par son ancien précepteur. Face à lui, l’univers de Mikelats se résume à une noirceur fantaisiste. Eugène Green sculpte dans la roche des grottes du Pays basque un monde clos, enfermé dans sa propre démonialité. Deux œuvres américaines clôturant l’année 2021 partagent ce même penchant pour un monde crépusculaire. D’un côté, les corps dansant du West Side Story [États-Unis] de Steven Spielberg nous plongent dans un New-York en ruines où les luttes mortelles ne sont plus qu’un moyen de survivre face au rouleau compresseur du capitalisme. La ville n’appartiendra à aucun des deux mondes dans ce processus d’ostracisation des classes populaires de l’Upper West Side. De l’autre, Paul Schrader confronte les Etats-Unis à leurs propres cauchemars, notamment autour des images sordides de la prison d’Abou Ghraib, dans The Card Counter [Etats-Uni/Grande-Bretagnes]. Dans les lumières factices des casinos se forme une façade cachant les névroses et la soif de vengeance d’une société gangrénée par ses propres représentations mortifères. Chez Leos Carax (Annette [France/Allemagne]), l’abysse – qu’elle soit intime ou sociétale – convoquent les personnages joués par Adam Driver et Marion Cotillard dans un ballet lugubre où la mort, et sa théâtralisation, est la seule manière d’atteindre le sublime.  

  Ces mêmes ténèbres dévorant inlassablement l’humanité se retrouvent parmi les protagonistes de Notturno [Italie]. Œuvre sur la résilience, le documentaire de Gianfranco Rosi enregistre à contrario les regains de vie qui empêchent les espaces qu’il filme de devenir des vestiges fantomatiques du passé – contrairement aux villages géorgiens dont l’âme, symbolisé par des arbres centenaires, est arrachée et transportée par camion ou bateau dans le documentaire Taming the garden [Suisse/Géorgie] de Salomé Jashi présenté au Cinéma du Réel. Au cœur du Kentucky de The Last Hillbilly [France], la terre s’est gorgée de la même violence. Le documentaire de Diane Sara Bouzgarrou et de Thomas Jenkoe témoigne de vies précaires où le nous est à la fois une solidarité vitale, qu’elle provienne de la famille ou de la communauté, et un fardeau transmis de génération en génération, forgé par la peur, l’inquiétude et le deuil. Face à l’ulcération des sociétés entraînant une abdication quasi-collective de ses membres, des figures inébranlables s’érigent et existent politiquement par le simple fait d’être là. Luttant contre un état d’oppression et d’étouffement structurel, elles servent de phares dans les cauchemars d’une mondialisation néolibérale : Malika – la gardienne du vide (143 rue du désert [Algérie], Hassen Ferhani) ; Tierno – le magnanime imam (Le Père de Nafi [Sénégal], Mamadou Dia) ; France – la femme-territoire du Nam Ngum (Goodbye Mister Wong [France/Laos], Kiyé Simon Luang), Mantoa – l’inébranlable doyenne (L’indomptable feu du printemps [Lesotho], Lemohang Jeremiah Mosese) ; ou encore Freda – la partisane d’une révolte haïtienne (Freda [Haïti], Gessica Généus).

  En écho à la pandémie sévissant hors des écrans, le cinéma s’est transformé en 2021 en un espace pathogène. Au sens littéral, la covid-19 a transfiguré les récits (le tournage arrêté de Journal de Tûoa [Portugal] chez Maureen Fazendeiro et Miguel Gomes) et les représentations (le tribunal populaire masqué de Bad Luck Banging or Loony Porn [Roumanie] chez Radu Jude). De la même manière que dans le film de Radu Jude, Kirill Serebrennikov (La Fièvre de Petrov [Russie]) voit dans la maladie, et dans le bouillonnement hallucinatoire qui en découle, un réceptacle des maux moraux de la société. Flirtant avec le burlesque, les deux cinéastes théâtralisent le réel afin d’en exacerber les limites. À l’inverse, la psychose autour d’un bruit mystérieux déchirant la nuit de Medellin conduit chez Apichatpong Weerasethakul (Memoria [Colombie/Thaïlande]) à la quête d’une altérité. Dans une reconquête sensorielle et émotionnelle, Jessica (Tilda Swinton) devient l’émettrice empathique d’une nouvelle perception du monde résultant de la coprésence de plusieurs strates mémorielles. Pour Maya Da-Rin (La Fièvre [Brésil]), la maladie se sépare du corps pour prendre les formes d’une entité surnaturelle et omnisciente. La maladie se transmet alors de la terre exploitée à l’homme exploité qui ne font alors plus qu’un. Dans Teddy [France] de Ludovic Boukherma et Zoran Boukherma se tisse un même lien entre territoire menacé et folklore monstrueux. Bien que loup-garou sanguinaire, Teddy (Anthony Bajon) est également le dernier rempart contre l’exode rural d’une jeunesse qui ne peut envisager l’avenir qu’en-dehors de l’enceinte du village. Rêvant d’une pergola donnant sur la vallée, il occupe le territoire catalan, le réclame et le parcourt tel un loup. Teinté de la notion de malédiction, le fantastique en 2021 a bousculé l’ambivalence autour de la figure du monstre à l’instar de la famille recomposée dans Titane [France]. 

  Dans l’œuvre de Julia Ducournau, la force du factice lien père-fils entre Vincent (Vincent Lindon) et Alexia (Agathe Rousselle) réside dans la croyance placée par les personnages dans l’infini possibilité qu’offre cette nouvelle vérité. De Wendy [Etats-Unis] de Benh Zeitlin à Benedetta [France/Pays-Bas] de Paul Verhoeven en passant par La Nuit des Rois [Côté d’Ivoire] de Philippe Lacôte, retentit l’importance des récits et des conteurs qui, comme Florence Miailhe (La Traversée [France]), par leur poésie partagent les souffrances des êtres. Dans un monde en constant désenchantement et où l’utopique horizon semble se brouiller, l’image est un espace pervers qu’il est nécessaire de savoir décrypter afin de ne pas trouver derrière l’effervescence du poétique la rigidité de l’idéologie. L’image peut été falsifiée (France [France], Bruno Dumont) et falsificatrice (Il n’y aura plus de nuit [France]). Comme chez Para One (Spectre : Sanity, Madness & the Family [France]), elle renferme à la fois le secret, le mensonge et la vérité. L’image réclame et engendre une élévation intellectuelle. Elle nous contraint à prendre de la hauteur – au sens propre (Le Sommet des Dieux [France], Patrick Imbert) ou figuré (Gagarine [France], Fanny Liatard et Jérémy Trouilh) – pour contempler l’essentiel : le bonheur qui se niche dans les interstices de nos cauchemars aussi bien dans le hasard d’une rencontre fortuite (Le Compartiment n°6 [Finlande] Juho Kuosmanen) que dans les petits riens qui composent le quotidien (First Cow [Etats-Unis], Kelly Reichardt). 

Le classement qui suit prend en compte les œuvres sorties en 2021 à la fois en salles et sur les plateformes de VOD ou de streaming. De plus, il considère également les œuvres vues en festival dont la sortie en France, faute de distributeurs intéressés, reste encore incertaine.

10. Goodbye Mister Wong,
Kiyé Simon Luang
(France, Laos)

9. Spectre: Sanity, Madness & The Family,
Para One
(France)

8. Ham On Rye,
Tyler Taormina
(États-Unis)

7. Notturno,
Gianfranco Rosi
(Italie)

6. The Last Hillbilly,
Diane Sara Bouzgarrou & Thomas Jenkoe
(France)

5. The Card Counter,
Paul Schrader
(États-Unis)

4. La Fièvre,
Maya Da-Rin
(Brésil)

3. First Cow,
Kelly Reichardt
(États-Unis)

2. Il n’y aura plus de nuit,
Eléonore Weber

(France)

1. Memoria,
Apichatpong Weerasethakul
(Colombie, Thaïlande)

Le Cinéma du Spectateur