[TOUCHE PAS NON PLUS À MES 90ϟs] : #134. The Piano

Par Fuckcinephiles

© 1992 JAN CHAPMAN PRODUCTIONS AND CIBY 2000. Tous droits réservés


Nous sommes tous un peu nostalgique de ce que l'on considère, parfois à raison, comme l'une des plus plaisantes époques de l'industrie cinématographique : le cinéma béni des 90's, avec ses petits bijoux, ses séries B burnées et ses savoureux (si...) nanars.
Une époque de tous les possibles où les héros étaient des humains qui ne se balladaient pas tous en collants, qui ne réalisaient pas leurs prouesses à coups d'effets spéciaux et de fonds verts, une époque où les petits studios venaient jouer dans la même cour que les grosses majors légendaires, où les enfants et l'imaginaire avaient leurs mots à dire,...
Bref, les 90's c'était bien, tout comme les 90's, voilà pourquoi on se fait le petit plaisir de créer une section où l'on ne parle QUE de ça et ce, sans la moindre modération.
Alors attachez bien vos ceintures, prenez votre ticket magique, votre spray anti-Dinos et la pillule rouge de Morpheus : on se replonge illico dans les années 90 !


#134. La Leçon de Piano de Jane Campion (1993)
Il est assez fou de se dire qu'un chef-d'oeuvre tel qu'Un Ange à ma Table, un effort d'une maîtrise totale et aussi puissante qu'émouvante, n'est pourtant pas le haut fait de la carrière de Jane Campion, que ce soit d'un terme strictement cinématographique, ou celui, plus évasif il est vrai, de l'impact sur les spectateurs au fil des décennies.
Si toute sa filmographie inspire et convoque le respect, tant elle est - et de loin - l'une des plus denses et brillantes jamais conçues (Campion étant elle aussi, parmi les plus grands cinéastes en activité), il y a quelque chose d'exceptionnel dans le fait que tous ceux - ou presque - qui ont une réelle affection pour le travail de Campion, considère La Leçon de Piano comme son plus grand film; une quasi-unanimité qui ne masque pas pour autant tout ce qu'elle a pu accomplir jusqu'à présent, mais qui en dit long sur la grandeur de ce dit long-métrage certes un poil intimidant, mais dont la maestria se révéle de plus en plus au fil des visionnages.

© 1992 JAN CHAPMAN PRODUCTIONS AND CIBY 2000. Tous droits réservés


Catapulté au coeur au milieu du XIXème siècle - sans que la date ne soit réellement déterminée -, le film raconte l'histoire douloureuse d'Ada, une mère célibataire vivant avec sa fille en Écosse, elle ne parle pas - même elle ne peut pas vraiment dire pourquoi - et joue du piano comme principal moyen de communication pour entretenir un minimum de lien social avec les autres.
Au tout début du film, Ada vient d'être mariée de force par son père à un propriétaire terrien néo-zélandais qu'elle n'a jamais rencontré, ni même entendu parler - un certain Alisdair Stewart.
Le voyage en mer pour rejoindre le plus éloigné des continents est long et difficile, et lorsqu'Ada et sa fille de 10 ans, Flora débarquent du bateau sur leur nouvelle terre promise, c'est pour constater que son nouveau mari et son équipe de porteurs ne sont pas là pour les accueillir.
C'est ainsi que les deux femmes passent leur première nuit dans un nouveau pays, blotties l'une contre l'autre près d'un feu de camp sur une plage humide et pluvieuse.
Quand Alisdair daigne se présenter enfin, il s'avère être un homme un peu arrogant et confus, peut-être sincère dans ses (légères) tentatives d'être gentil, autant qu'il ne semble pas réellement au fait de la considération humaine à donner à une épouse, en particulier une épouse muette, tant il fait état d'Ada comme quelque chose à mi-chemin entre une affaire de charité et une compagne de compagnie - qui peut s'avérer être également une source de faveurs sexuelles.
Rien de tout cela ne dérange Ada autant que son dédain pour porter son piano de la plage à sa maison, tant il reste fermé à l'idée de ne pas permettre à sa femme, d'user de son moyen de communication le plus probant.
Parmi les Maoris vivant près du ranch incroyablement boueux d'Alisdair vit également un autre Écossais, George Baines, qui a rejeté la compagnie des hommes blancs pour devenir membre honoraire de la communauté autochtone locale.

© 1992 JAN CHAPMAN PRODUCTIONS AND CIBY 2000. Tous droits réservés


Baines est instantanément épris par d'Ada et pour démontrer son affection, il troque une généreuse parcelle de son propre terrain à Alisdair, pour acquérir la propriété du piano, toujours bloqué sur la plage.
Lorsqu'il l'apporte chez lui, il demande un temps à Ada de lui apprendre à jouer - une excuse pour être près d'elle et l'entendre jouer -, avant de finalement lui offrir le piano en lui vendant quelques touches à la fois, en échange de sa liberté de faire ce qu'il veut pendant qu'elle joue (essentiellement, jouir de son corps, ce qui fait qu'il lui demande de se prostituer pour récupérer son instrument), ce qu'elle accepte avec une légère réticence.
Plus le temps passe, plus Ada se retrouve de plus en plus attirée par Baines, et Alisdair se retrouve de plus en plus frustré par l'inattention de sa femme; les nuages ​​s'accumulent, et l'orage gronde...
Si les critiques ont une féroce tendance à faire de Jane Campion une femme strictement féministe - alors qu'elle est avant tout et surtout une cinéaste humaniste -, force est d'admettre que La Leçon de Piano est peut-être, consciemment ou non, son oeuvre la plus incontestablement féministe.
Logique dans le sens où le pivot de sa narration est la question cruciale de la propriété d'une femme sur son propre corps et sa voix, une réflexion personnifiée par le piano lui-même, qui est abandonné par Alisdair (pour ne pas que sa femme ait une identité forte totalement indépendante de lui), puis acheté par Baines (qui espère l'échanger à Ada en échange de son amour, mais finit par le lui donner quand il se rend compte qu'il l'a forcé à se prostituer pour lui), avant d'être cédé à Ada, et qu'elle s'en sépare de la plus cathartique des manières qui soit.
Une image symboliquement forte et dévastatrice tant cette femme, arrachée à sa maison, envoyée à l'autre bout du globe pour être avec un homme qu'elle ne connaît ni n'aime, voit le seul objet au monde sur lequel, dans un sens, repose toute son identité, à la merci des éléments - comme elle avec la vie.

© 1992 JAN CHAPMAN PRODUCTIONS AND CIBY 2000. Tous droits réservés


Et il est là, le lien qui inscrit parfaitement le film dans l'oeuvre de Campion, bien qu'il soit moins viscéralement et structurellement agressif que dans ses premiers efforts : la notion d'identité, révélé par l'inconnu et ce qui n'est jamais mentionné à l'écran.
Comme le mutisme d'Ada, tant la raison pour laquelle elle a cessé de parler à un jeune âge reste complètement inexpliquée, au point qu'il apparaît avant tout comme une question de choix de sa part, ce qui en dit peut-être plus encore sur sa personnalité, qu'elle ne le dirait elle-même de vive voix (ce qui en fait l'un des personnages les plus fascinants de la filmographie de Campion, bien aidé par la partition sensible et subtile de la merveilleuse Holly Hunter, qui fait passer toutes les émotions du monde par la force de son hypnotique regard).
Sublimé par la partition romantique et minimaliste de Michael Nyman, autant que par la photographie naturaliste et pâle de Stuart Dryburgh (même si elle n'a pas les mêmes qualités scéniques que pouvait l'être celle renversante, d'Un Ange à ma Table), dont l'austérité épouse à merveille les émotions contrastées des personnages (la volonté farouche d'Ada, la jalousie d'Alisdair ou encore la passion de Baines, comme si le décorum affectait les personnages - et inversement); La Leçon de Piano est un superbe conte de fées mature, charnel et obsédant, vissé sur la quête bouleversante d'une femme pour contrôler son identité autant que son destin.
Un chef-d'oeuvre, rien de moins.
Jonathan Chevrier