À l'Est de Shanghaï (1931) de Alfred Hitchcock

Par Seleniecinema @SelenieCinema

Après "The Skin Game" (1931) énième adaptation théâtrale, Alfred Hitchcock désire un projet plus ambitieux, et cette fois, malgré la pression de son producteur de la société BIP (British Internationale Picture) qui aimerait une nouvelle adaptation d'une pièce de théâtre à succès, le cinéaste impose un film d'après un scénario original, son second seulement après celui de "Champagne" (1928). Il co-signe donc son scénario avec Val Valentine humoriste avec qui il a collaboré sur son segment du film collectif "Elstree Calling" (1930), en collaboration avec Dale Collins qui signe un roman en simultanée, puis enfin et surtout avec son épouse Alma Reville. Ca tombe bien puisque le couple Hitchcock s'inspire beaucoup de leur expérience lors de leur voyage en famille (ils ont une petite fille) qu'ils ont effectué dans les mers d'Afrique de l'ouest et dans les mers des Caraïbes. Le titre en V.F. est comme souvent complètement à côté de la plaque, les protagonistes n'allant jamais à Shanghaï ou ses environs. Le titre en V.O. est beaucoup plus adéquate, "Rich and Strange" tiré d'un vers de la pièce "La Tempête" (1610-1611) de Shakespeare : "But doth suffer a sea change/into something rich and strange" traduit ainsi "mais tout a pris la forme marine/de quelque riche et étrange chose"...

A Londres, Fred et Emily est un couple qui se morfond dans leur routine. Mais un jour ils reçoivent un héritage qui semble leur rendre une certaine joie de vivre. Ils décident alors de partir en croisièreà Londres. Mais en voyage la relation se distant encore, chacun fait des rencontres et une certaine fatalité s'instaure. Le drame est encore plus pregnant lorsqu'un naufrage survient... Le couple est incarné par Joan Barry qui retrouve Hitchcock après qu'il l'ait choisi pour la doublure voix de la version parlante du film "Chantage" (1929) et vue depuis dans "L'Etranger" (1931) de Harry Lachman et "A Man of Mayfair" (1931) de Louis Mercanton, puis Henry Kendall vu entre autre dans "French Leave" (1930) de Jacques Raymond, "Le Fou Volant" (1931) de Walter Summers et "The Iron Stair" (1933) de Leslie S. Hiscott. Citons le commandant du navire joué par Percy Marmont vu notamment dans "Lord Jim" (1925) et "Mantrap" (1926) tous deux de Victor Fleming et qui retrouvera Hitchcock pour "Quatre de l'Espionnage" (1936) et "Jeune et Innocent" (1937), la princesse jouée par Betty Amann vue dans "Asphalte" (1929) de Joe May, "Bas-Fonds" (1930) de Michal Waszynski et plus tard dans "L'Île des Péchés Oubliés" (1943) de Edgar G. Ulmer. N'oublions pas lepetit rôle de Elsie Randolph qui retrouvera Hitchcock bien des années plus tard dans "Frenzy" (1976)... Le film s'ouvre sur un plan-séquence où la caméra survole les bureaux d'une entreprise montrant le fourmillement urbain qui n'est pas sans rappeler un style du cinéma Muet. Juste après cette ébullition on se retrouve dans la routine de la maison, montrant ainsi la routine boulot-metro-dodo avec la dimension du travail ménager et peu enrichissant. L'arrivée de l'héritage "réveille" le couple de sa torpeur, sans doute espère-t-il enfin être heureux sans pourtant se poser la question de savoir si ils s'aiment encore ou pas. Mais l'argent fait le bonheur c'est bien connu et une croisière est tout aussi évident la chose à faire en premier. Hitchcock distille des évidences pour surtout poser une réflexion sur le couple avec encore plus assurément quelques évocations plus ou moins subtiles sur la sexualité de cet homme et de son épouse. Le cinéaste use aussi des astuces pour un mélanges des genres, mélo d'abord, film catastrophe aussi avec une pointe logique d'ironie.

Le génie de Hitchcock fait une fois des merveilles notamment pour contourner la censure. Par exemple quand Fred cherche sa "princesse" et se trompe de portes de chambres d'où proviennent des bruits explicites qui nous font deviner qu'il s'agit des couples illégitimes ! Le cinéaste impose son humour noir presque imperceptible comme quand le couple désire une danse du ventre et qu'il se retrouve dans une maison close, ou encore le parallèle entre le chat et le repas chinois, voir le moment où Emily dit aimer voir les gens qui s'amusent au même instant où son époux à le mal de mer ! Pour l'anecdote, Hitchcock a affirmé lors de ses entretiens avec Truffaut qu'il a tourné une scène singulière qui sera finalement coupée au montage : un couple se baigne, la femme met au défi l'homme de plonger et de passer entre ses jambes. Au moment où l'homme nage la femme resserre ses jambes et l'homme se retrouve donc quelques secondes entre ses cuisses. L'homme remonte à la surface et di "vous m'avez presque tué", ce à quoi elle rétorque "n'aurais-ce pas été une merveilleuse mort ?"... Le film est une fois de plus une démonstration du talent et de la créativité du réalisateur britannique. Ce film est aussi un film particulier car Emily et Fred sont évidemment les alter egos de Alma et Alfred, un film donc très personnel où, ironie du sort (ou justement pas !), le cinéaste s'identifie à un homme ambitieux mais incapable de se passer de sa femme avec de surcroît cette fin "maternelle" symbolique. D'ailleurs Hitchcock sera blessé par l'échec au box-office du film, avec un accueil critique glacial en prime. Le plus gros défaut du film réside dans le fait que le film ets encore trop marqué par le cinéma Muet alors qu'on passe déjà au parlant, d'où un jeu parfois trop appuyé, des cartons explicatifs et l'absence de dialogues. Néanmoins, Hitchcock signe un film certe mineur dans sa filmo, mais riche de détails et dont le côté personnel apporte une valeur ajoutée à ce film à part dans la filmo du cinéaste.