[Festival de Cannes 2021] “Les Intranquilles” de Joachim Lafosse

Par Boustoune

Damien (Damien Bonnard) et son fils Amine (Gabriel Merz Chammah) sont en mer sur un bateau, près des côtes. Le petit garçon de huit ans tient la barre sous le regard attentif de son père. Soudain, celui-ci plonge et dit au gamin de se débrouiller tout seul pour rentrer pendant qu’il gagne le rivage à la nage. Un frisson nous parcourt un instant, mais l’enfant parvient sans encombre à retrouver sa mère, Leïla (Leïla Bekhti), qui les attendait sur la plage. Et quelques minutes plus tard, alors que la nuit est en train de tomber, elle récupère aussi son mari sain et sauf.
Vu le calme apparent des trois personnages, on se dit que tout ceci n’était qu’une petite mise à l’épreuve pour l’enfant, que l’homme savait parfaitement ce qu’il faisait en l’abandonnant à son sort sur le bateau, qu’ils ont peut-être déjà expérimenté cela des dizaines de fois auparavant, mais quelque part, on ne peut s’empêcher de penser qu’on a frôlé le drame et que le comportement du père de famille n’est pas vraiment celui d’un adulte responsable.

Les scènes suivantes confirme ces craintes. La virée en mer et les longues minutes de nage n’ont pas calmé Damien, qui a encore besoin de se défouler. Il se met à peindre une toile pour l’exposition qu’il doit bientôt donner à New York, enchaîne en pleine nuit avec la réparation d’un solex, part faire des courses aux aurores, revient pour préparer un repas gargantuesque… Il va et vient, court dans tous les sens, hyperactif et obsessionnel. Jusqu’à l’épuisement et un internement en hôpital psychiatrique où le diagnostic est enfin établi : Damien est atteint de troubles bipolaires, une maladie mentale qui induit des sautes d’humeurs brutales et l’alternance de phases d’hyperactivité intense et de profond abattement.
Lors de son retour à la maison, Leïla se révèle un modèle de patience. Elle s’occupe de lui, l’incite à prendre ses médicaments, essaie de le ramener à la raison quand il fait une crise et de tempérer ses éventuels coups de folie. Mais la maladie semble finalement gagner du terrain, à moins que Damien n’ait une fâcheuse tendance à “oublier” de prendre son médicament, le lithium qui l’aide à apaiser ses crises, mais étouffe aussi tous ses élans créatifs, ce qui est plutôt ennuyeux pour un artiste.
Alors forcément, Leïla commence elle aussi à perdre pied. Elle avait déjà fort à faire avec un enfant à charge et un conjoint malade. Elle peut donc difficilement supporter que son conjoint cède aussi facilement à ses démons, se montrant de plus en plus désagréable et obsessionnel et devenant un danger pour lui-même, mais aussi pour leur fils. Leur couple survivra-t-il à cette situation? Un drame est-il à prévoir?

Les Intranquilles du titre ce sont les membres de cette famille au bord de l’implosion. Damien, bien sûr, qui souffre de ses accès de folie frénétique, mais aussi de se voir réduit à l’inactivité sous l’effet du traitement. Il a également du mal à supporter que sa femme ne lui fasse plus confiance, voit de la folie dans tous ses gestes mêmes les plus anodins. Leïla ne peut pas être tranquille avec cette bombe à retardement qui vit à ses côtés. Damien est imprévisible et serait capable de les mettre en danger, sous l’effet d’une de ses nombreuses lubies. Leur fils, lui, ne sait pas comment réagir face à la maladie de son père et son comportement excessif. Il l’aime et apprécie probablement, d’une certaine façon, ses accès de folie douce, mais il ressent aussi la dégradation des rapports de ses parents et est souvent gêné par les initiatives de son père quand il l’amène à l’école.
Les intranquilles, ce sont aussi les spectateurs, qui se demandent comment tout cela va bien pouvoir finir, vu le climat de tension qui monte doucement autour des personnages. Ceux qui ont vu A perdre la raison, l’un films précédents de Joachim Lafosse, ne peuvent s’empêcher de penser au pire. La mécanique, ici, est assez similaire : un couple en apparence heureux, sans problème, qui se désagrège peu à peu au fil du récit, jusqu’à générer de la tension, un climat d’instabilité qui pourrait facilement basculer vers le drame le plus noir.

La fragilité du couple (qui se délitait dans Nue Propriété, Elève libre, A perdre la raison ou L’économie du couple) et la complexité des relations familiales sont au coeur de l’oeuvre du cinéaste belge (les mêmes films, auxquels on peut ajouter Continuer). C’est encore le cas ici, même si le film étudie aussi et surtout la difficulté d’organiser une vie autour d’une maladie mentale comme les troubles bipolaires, qui sont handicapants pour la personne atteinte, mais aussi pour ses proches, qui doivent constamment être attentifs aux signes de crise et de rechute, mais aussi faire preuve de beaucoup de patience pour calmer ses idées obsessionnelles et ses moments d’hyperactivité. Le cinéaste, qui connaît bien le sujet pour avoir vécu, enfant, avec un père atteint des mêmes maux, décrit parfaitement les différentes phases de la maladie et son impact sur la vie de cette famille. Il signe un film à la narration assez simple, directe, portée par une tension permanente, mais qui recèle aussi quelques beaux moments de cinéma, comme la scène où, dans la voiture, avant, le diagnostic de la maladie, le couple chante un duo sur “Idées noires” de Bernard Lavilliers. Moment de complicité qui unit encore ce couple amoureux, mais menacé par le côté prémonitoire des paroles “J’veux m’enfuir… Tu ne penses qu’à toi… J’veux m’enfuir… Tout seul tu finiras…”(1)

Les Intranquilles peut aussi s’appuyer sur les performances très justes de Leïla Bekhti, émouvante dans la peau de cette femme à la fois forte et perdue, Damien Bonnard, qui restitue à merveille les différentes phases que traverse son personnage et la souffrance qui en découle, mais aussi de Gabriel Merz Chammah, qui livre une performance d’une étonnante maturité pour son jeune âge, et de Patrick Descamps, qui interprète le père de Damien, tout aussi inquiet et tourmenté que ses autres proches.
Ce n’est peut-être pas l’oeuvre la plus folle du 74ème Festival de Cannes, ni la plus flamboyante, mais elle méritait amplement sa place en compétition officielle.

(1) : “Idées noires” paroles et musique de Bernard Lavilliers et Jean-Paul Hector Drand – sur l’album “Etat d’urgence” – éd. Barclay


Les Intranquilles
Les Intranquilles

Réalisateur : Joachim Lafosse
Avec : Leïla Bekhti, Damien Bonnard, Gabriel Merz Chammah, Patrick Descamps
Origine : Belgique
Genre : Thriller conjugal
Durée : 1h58

Contrepoints critiques :

”Les intranquilles n’est pas seulement la description minutieuse d’un cas clinique. C’est aussi et surtout une réflexion pertinente sur les capacités et les limites du sentiment amoureux.”
(Gérard Crespo – Ciné Dweller)

”On retient finalement davantage le sujet, trop peu abordé au cinéma, que la forme, d’une lourdeur démonstrative souvent indigeste.”
(Hugo Mattias – Critikat)

Crédits photos : copyright Stenola Productions / Fabrizio Maltese / KG Productions