[FUCKING SERIES] : Small Axe : Uppercut politique et social en 5 actes

Par Fuckcinephiles
(Critique - avec spoilers - des cinq films de l'anthologie)


À une heure ou l'on pourrait presque radoter face au manque d'ambition d'une bonne flopée de cinéastes installés et adulés par leurs pairs, Steve McQueen taille dans le gras de cet avis maladroit pour démontrer que tout n'est pas forcément si lisse que cela, avec un projet tellement ambitieux que cela friserait presque avec de l'indécence : Small Axe, ou une anthologie de cinq films (et non cinq épisodes d'une mini-série, la nuance est plus qu'importante) à l'humanité rare, sondant avec authenticité les difficultés de vie et d'intégration de la communauté d’immigrés caribéens sur vingt ans - des années 60 aux années 80 - à Londres.
Une formidable et colossale immersion politique et sociale en cinq actes (co-écrits par McQueen, la romancière Courttia Newland et le scénariste Alastair Siddons), un superbe tableau de maître façon fresque contemporaine puissante et nécessaire mettant en lumière des événements souvent (volontairement ?) oubliés des livres d’histoire britanniques, qui débarque en exclusivité sur la plateforme Salto qui, malgré ses quelques bugs, justifierait presque un abonnement rien que pour sa presence dans son catalogue.

Mangrove
Entre la mise en images d'une injustice bien réelle (dont la pertinence est, douloureusement, toujours actuelle) et le drame procédural qui suit scrupuleusement les codes du genre pour mieux les transcender (ce qu'a également réussit à faire Aaron Sorkin l'an dernier avec Les Sept de Chicago), ce premier opus - le plus long du projet - prenant pour toile de fond retentissant procès des "Mangrove 9", sert de point d'ancrage bouillant sur le conflit liant la communauté antillaise de Notting Hill et ceux qui prétendument la protéger lorsque la police locale, menée par le détestable - et le mot est faible - Frank Pulley, lance une campagne de harcèlement contre le restaurant Mangrove et son propriétaire, Frank Crichlow.
Ils ont ostensiblement ciblé Frank en raison de son passé plus ou moins louche en tant que propriétaire de boîte de nuit, mais surtout pour s'assurer que par le biais de ce visage fort de la communauté, les immigrants locaux comprennent bien leur " place " au sein de Londres.
Après qu'une manifestation anti-police devienne violente, Frank est arrêté aux côtés de huit autres membres du quartier, les autorités décident de faire un exemple des Neuf.
Même si un tribunal inférieur avait rejeté les accusations, le gouvernement leur a reproché le crime très grave d'incitation à l'émeute, conduisant à un procès au Old Bailey de Londres (que la photo inspirée de Shabier Kirchner, filme presque comme un manoir hanté de film d'horreur).

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Le but de Steve McQueen n'étant alors pas seulement de dramatiser ce procès - et ceux qui suivront - des neuf militants et dirigeants communautaires noirs arrêtés et accusés d'avoir incité à une émeute à Notting Hill, mais aussi d'excorer un système juridique où les préjugés judiciaires et discriminatoires peuvent faire en sorte que les accusés ne semblent douleureusement pas interchangeables sur la simple base de la race.
Le cinéaste juxtapose astucieusement les différentes notions de privation de la liberté par les préjugés et renoue avec la puissante mise en accusation de la logique carcérale qui a alimenté son grand premier long, Hunger, dans son portrait bouleversant d'humanité d'une poignée d'hommes et de femmes égulièrement confrontés à la discrimination et à la violence d'une police raciste, mais qui embrassent néanmoins pleinement la vie à pleine bouche.
Un vrai témoignage à la portée universelle (et encore plus aujourd'hui, époque où les manifestants sont confrontés à des réactions violentes juste pour avoir fait entendre leur voix), autant sur un tournant dans l’histoire des droits civiques au Royaume-Uni, que sur la contradiction de la justice britannique traditionnelle, incarnant à la fois le bouclier et le bâton dans son traitement des personnes de couleur et des réfugiés, tout en défendant sans réserve l'establishment - et en particulier la police.
Dans la peau de la militante Altheia Jones-LeCointe, Letitia Wright illumine le film de sa présence captivante (chaque fois quelle prend la parole, elle bouffe littéralement la caméra), et brûle tout du long du feu de la justice.

Lovers Rock
De loin le plus doux effort de l'anthologie, le second opus en est peut-être aussi le plus beau et intime, véritable fable hypnotique sur le désir de communauté d'une poignée d'âmes au coeur des 80s, à qui l'on refuse le moindre des petits plaisirs de la vie - un accès aux bars, restaurants,...
Filmé quasiment en temps réel, Lovers Rock est une ode fiévreuse et sensuelle emballée par une caméra flottante, une danse suave et exubérante baignée dans une atmosphère anxieuse et pleine d'ivresse ou le message politique n'est pas plus important que celui des coeurs qui s'embrasent, s'unissent et se blessent.
Comme un reggae embaumé de sueur et de phéromones (même les murs semblent transpirer), McQueen capture l'énergie et la promesse optimiste d'une seule nuit à la magie chaotique, répondant à ce que cela signifie de trouver du réconfort et un tant soit peu de solidarité dans un monde vaste et froid qui ne semble pas vouloir de vous; comme si l'élan du pouvoir de la communauté et de la musique, pouvait être tout ce qui compte dans un pays sombre.

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Pur instantané de jubilation, nous n'avons absolument pas besoin de connaître le contexte des «Blues Dances» underground ou que le «Lovers Rock» est un sous-genre de reggae populaire en Grande-Bretagne pour se laisser emporter par l'ambiance enivrante de la soirée : McQueen nous fond dans l'alchimie de celle-ci, on groove sur le sol débarrassé des meubles enveloppés de plastique sur les disques dégainés à la chaîne par une équipe de DJ amateurs émérites, nous sommes de ses amoureux qui se rencontrent pour la première fois dans la pénombre, se pressant les uns contre les autres avec un joyeux abandon et une envie d'exorciser une semaine de dure labeur sur quelques petites heures.
D'une beauté douloureuse et faisant bien plus parler les corps que les mots, Lovers Rock a beau etre ostensiblement fictif, il n'en est pas moins pour autant une lettre d'amour vibrante à la joie d'être en vie, et jeune, et au moins momentanément - une nuit -, libre.

Red, White and Blue
Le troisième volet de l'anthologie est peut-être celui de la rupture tant il semble clairement aller à l'encontre des deux opus précédents, en ne donnant aucune confusion sur sa vision de la violence policière et jusqu'où elle peut mener.
Lui aussi biopic, il conte fois la vie de Leroy Logan, un fils d'immigrants jamaïcains qui a quitté son emploi en tant que chercheur scientifique pour rejoindre la police métropolitaine, une décision motivé par le fait d'avoir vu son père se faire agresser par deux policiers londoniens (par ce qu'il « correspondait à la description» d'un criminel opérant des vols dans la région, soit une pure connerie permettant un harcèlement en toute impunité).
En s'attaquant de front à la question du comportement de la police et de ses effets sur la communauté caribéenne, le film se pose comme une parabole puissante sur l'actualité et l'opposition entre les mouvements Black Lives Latter et la police US (le film est justement dédié à George Floyd), au travers du prisme non pas de l'idéologie du maintien de l'ordre, mais de la relation d'un père et de son fils aux points de vue contrastés sur la façon de se libérer de l'oppression qu'ils ressentent. 

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Mué par deux sentiments bien distinct (la conviction obstinément persistante que les institutions peuvent être réformées de l'intérieur vs la perte des convictions profondes face à l'intolérance, la cruauté et les punitions diverses), le récit frustre un brin néanmoins dans sa mise en images des problèmes soulevés par l'histoire de Leroy, qui incluent non seulement ses difficultés au sein de la police (qui l'utilise comme un outil marketing pour une diversité d'embauche qu'ils ne veulent même pas), mais aussi et surtout son ostracisme progressif et de plus en plus écrasant, au sein de sa communauté d'origine - comme s'il était un traître ayant signé un pacte avec le diable.
Il est même assez révélateur de voir que le récit se termine de manière déroutante avant même que Leroy n'ait récolté les fruits de sa persévérance (il a quelques années plus tard, fondé la Black Police Association), laissant planer l'idée amère qu'à l'époque (et même aujourd'hui), la volonté de faire le bien aux oppositions diverses, ne donnait strictement aucun résultat.
Douloureusement humain et jamais héroïque, Red, White and Blue est une méditation délicate et en colère qui vous oblige à vous mettre à la place d'un homme avec qui on partage le lourd fardeau de sa solitude.
En poisson rouge idéaliste dans un océan infesté de requins, John Boyega crève littéralement l'écran et trouve son meilleur rôle à ce jour.

Alex Wheatle
Avec Alex Wheatle (et tout comme pour Red, White and Blue), McQueen se sert de la carte du biopic ciblé pour mieux synchroniser son sujet avec tous ceux de leur ensemble.
Sur un tout petit peu plus d'une heure incroyablement rugueuse, centrée les origines du jeune romancier britannico-jamaïcain éponyme, qui a trouvé sa vocation après l'émeute de Brixton en 1981, le film incarne une fenêtre concise et vivante sur les expériences d'une jeune âme trouvant sa place dans un monde férocement vissé contre lui; autant qu'une oeuvre aux faux airs de prémisses à un regard un poil plus approfondie et étendue, une sorte de pilote de série TV en résolument plus complexe et lyrique.
À certains égards, Alex Wheatle est même autant l'opposé de Red, White and Blue (Wheatle est un orphelin sans aucun lien avec ses origines au-delà de son attrait en tant que catalyseur de ses impulsions créatives) que le jumeau de Lovers Rock tant il trouve sa forme de protestation non pas dans la danse, mais dans la musique reggae.

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Instantané passionnant sur la vie d'un jeune homme qui n'a jamais été censé s'élever au-dessus de sa situation, qui retrace mentalement les étapes qui l'ont conduit en prison, le film prend les contours d'un (trop) court coming of age movie au milieu du thatchérisme et de la hausse du chômage et du taux de criminalité.
Incarnant l'un des 82 emprisonnés des émeutes de Brixton, mais sans doute le seul pour qui la prison n'est pas une fin mais un véritable début (voire même une bouée de sauvetage insoupçonnée), Wheatle trouvera sa voix quelque part entre les uppercuts du système (il a craint la brutalité policière jusqu'à ce qu'elle lui claque au visage) et les épreuves de la vie (la classe sociale et le manque d'opportunités) et sa passion prolixe pour la poésie; un artiste mais surtout un homme qui a dû comprendre ce que son nom signifiait pour lui avant qu'il ne puisse signifier quoi que ce soit aux autres.
S'il n'a pas tout à fait la luxuriance de Lovers Rock, le cran de Mangrove ou la rage de Red, White and Blue, Alex Wheatle n'en pas moins indispensable dans ce qu'il invoque.

Education
Opus de conclusion, Education est aussi et surtout l'oeuvre la plus personnelle et accessible (pour tous les publics en somme, même les enfants) de l'anthologie.
On y suit le jeune et curieux Kingsley (Kenyah Sandy, véritable révélation des cinq films), un enfant normal mais qui est - anormalement - désigné par l'administration comme étant inférieur à tous ses camarades de classe, sommé d'être envoyer dans une école «spéciale», mieux équipée pour répondre à ses besoins uniques et ses troubles d'apprentissage.
Spéciale prenant vite les contours de la définition parfaite de sectarisme moderne dans la réalité (à l'époque, dans l'arrondissement de Haringey à Londres, le conseil a utilisé les données des tests de QI pour l'enfance, pour faussement en conclure que les enfants antillais étaient «anormaux sur le plan éducatif »), donnant dès lors une image profondément alarmante du système éducatif public, avec son racisme frontal (les rapports à la couleur de peau, la jungle,...) et pernicieux (soustraire vicieusement les enfants noirs d'une éducation leur offrant une vraie chance d'avenir).

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Le titre du film prend finalement une seconde signification à mi-chemin lorsque les parents de Kingsley réalisé l'iniquité du système scolaire - auquel ils ont involontairement participé en remettant en cause l'attitude de leur fils -, et les engagent à corriger le problème, laissant transparaître alors son formidable coeur : un effort qui va droit au cœur, révélant comment une communauté bienveillante se rassemble et crée son propre espace pour réellement s'épanouir.
Moins soucieux de sa facture (tourné en 16 mm, le film a des faux airs d'une série calibré d'époque malgré quelques plans caméra à l'épaule), le film touche en revanche pleinement dans sa manière naturelle d'aborder le racisme affectant l'enfance, cette haine particulièrement insidieuse lorsqu'elle est institutionnalisé de manière à se perpétuer à travers les générations, limitant les chances des noirs - mais pas que - dès le départ.
En renouant avec la vérité intime de son enfance - sans jamais réouvrir les anciennes blessures -, McQueen parle du présent avec une force incroyable et croque un portrait édifiant de la résilience de la communauté caribéenne britannique, pour mieux clore son anthologie en se focalisant sur ceux pour qui les combats d'hier et d'aujourd'hui compte le plus - la jeunesse.
Fou mais vrai, plus d'un demi-siècle s'est écoulé depuis et (très) peu de choses ont changé...
Jonathan Chevrier