“Kajillionaire” de Miranda July

Par Boustoune

Old Dolio (Evan Rachel Wood) n’a pas plus choisi son prénom, pour le moins atypique – surtout quand on en connaît la véritable origine – , que les drôle de zigs qui l’en ont affublé, en l’occurrence ses parents, Robert (Richard Jenkins) et Theresa (Debra Winger).
Ensemble, ils forment une sorte de gang familial capable de commettre aussi bien des casses improbables – le vol, façon Mission : impossible ou Ocean’s eleven, d’un bureau de poste, avec pour seul butin un ours en peluche et une cravate pourpre – que des arnaques de haut-vol, qui se soldent généralement par l’obtention de babioles ou de bons de réduction minable. Ce ne sont pas vraiment des criminels, non. Leur but n’est pas l’enrichissement personnel. Ils ne veulent pas devenir des “kajillionaires” (1), juste continuer à vivoter “normalement” – tout est relatif – et pouvoir payer leurs factures, notamment leur loyer.
L’habitation est tout aussi étrange qu’eux. Deux à trois fois par jour, elle est envahie par une mousse rosâtre en provenance de l’usine voisine, appartenant également à leur bailleur. Mais c’est leur foyer, le seul endroit où ils peuvent se relaxer après une journée de magouilles foireuses. Aussi, quand leur dette commence à prendre de l’ampleur, ils décident de viser plus gros et mettent au point une arnaque à l’assurance.
C’est ainsi qu’ils rencontrent Mélanie (Gina Rodriguez), une jeune femme d’origine portoricaine. Elle a un travail, une situation financière correcte, mais elle se prend d’affection pour cette curieuse famille et leurs petites combines. Sans le savoir, elle va être à l’origine d’un véritable séisme au sein de cet improbable trio.

Kajillionaire est bien un film qui repose sur des tremblements. Des tremblements de terre bien réels, puisque l’action se passe essentiellement à Los Angeles, fréquemment sujette aux caprices de la faille de San Andreas. Mais aussi les tremblements de Robert et Theresa qui, quand surviennent ces séismes, ont peur du “Big One”, celui qui détruira la ville. A moins qu’ils n’aient peur de l’inévitable séparation qui provoquera l’effondrement de “leur” monde.  Car le véritable épicentre du nouveau long-métrage de Miranda July, ce sont les tressaillements de l’âme d’Old Dolio, une jeune femme qui comprend qu’il est temps de quitter cette “famille” où elle n’a jamais reçu aucune tendresse, aucune preuve d’amour parental.

Le personnage n’est pas d’un abord très aimable. On la pense tout d’abord aussi frappée que ses parents, un peu déficiente mentalement ou juste terriblement asociale. Mais peu à peu, on sent que l’armure est en train de se fissurer, qu’elle s’humanise et qu’elle est même beaucoup plus douce et sensible qu’il n’y paraît.
Cela passe d’abord par un semblant de contact physique, quand, elle “profite” d’une séance de massage glanée lors d’une petite arnaque. La pauvre kinésithérapeute tente toutes les approches possibles pour apposer ses mains sur le dos de la jeune femme, en vain. Le moindre contact, le moindre frôlement, provoquent des spasmes et des contractions. Pourtant, Old Dolio aurait bien besoin de se déstresser. Elle semble constamment sur les nerfs, une boule d’angoisses prête à exploser, peut-être, justement, parce qu’elle n’a jamais vraiment expérimenté le contact physique, la chaleur de parents aimants.
Elle en a la confirmation lors d’un atelier pour futurs parents, auquel elle consent d’assister à la place d’une voisine, en échange d’un petit billet. Le cours porte sur le lien mère-enfant, établi notamment au moment de la première  tétée. Cette découverte la bouleverse, car elle réalise qu’elle n’a jamais rien partagé avec sa mère, si ce n’est le loyer, le montant des courses et le butin récolté lors de leurs magouilles en famille.
L’irruption de Mélanie, femme libre, insouciante et bien dans sa peau, va lui servir de révélateur. Elles ont à peu près le même âge, mais l’une s’habille de façon moderne, assumée, tandis que l’autre ressemble encore à une adolescente, cherchant à se dissimuler dans des vêtements trop larges et sous une longue chevelure, jamais coupée car le coiffeur est trop onéreux… Mélanie possède son propre appartement, un travail, des montagnes d’objets plus ou moins utiles, quand Old Dolio vit encore sous la tutelle encombrante de ses parents, dans un taudis innommable et doit se contorsionner pour gagner des clopinettes. La jeune portoricaine connaît le goût des pancakes et le plaisir de la danse, ce qui n’est pas le cas de la petite arnaqueuse…
Mais la transformation ne va pas être si simple. Difficile de couper le cordon avec ceux qui constituent vos seuls repères dans la vie. Difficile d’abandonner ceux qui vous ont mis au monde, même s’ils vous considèrent plus comme une colocataire, une associée que comme un proche.

Pour réussir à extirper Old Dolio des griffes de ses parents, Mélanie va devoir monter sa propre arnaque, user de manipulation et de malice. Evidemment, ces experts de l’embrouille ne vont pas se laisser faire facilement et tout le monde y laissera quelques plumes. Mais à ce jeu de “qui perd gagne”, c’est sans doute Old Dolio qui réalisera le vrai “casse du siècle”, avec un butin des plus précieux : la liberté, l’amour, la possibilité d’un futur radieux.

Elle fait écho à Paw Paw, le petit chat du précédent film de Miranda July, The Future, une bête mal-aimée, maltraitée, abandonnée, qui trouvait in fine un sens à son existence en profitant, même si ce n’étaient que pour quelques jours, d’un peu d’amour, de tendresse et de chaleur. Mais The Future se terminait de façon très amère et pessimiste, avec la fin d’une histoire, la fin d’un couple, la fin d’une vie. Ici, c’est tout le contraire, le film se boucle de façon optimiste, sur une renaissance, une nouvelle vie et un possible amour.
Sans avoir la magnitude du film précité, qui nous avait durablement secoués, Kajillionaire nous laisse tremblants d’émotion et de plaisir. Et ce petit séisme ne fait que confirmer tout le bien que l’on pensait de Miranda July.  

La cinéaste continue de creuser son sillon, celui d’un cinéma plein de poésie et de fantaisie, qui raconte des histoires à la fois tristes et gaies, sombres et lumineuses, peuplées de laissés pour compte magnifiques et d’êtres solaires. Un cinéma où des personnages solitaires et blessés par la vie ne sont jamais à l’abri d’une main tendue, pour un moment de tendresse, de réconfort – comme celui qu’Old Dolio reçoit de Mélanie, mais aussi comme celui, déchirant, qu’elle apporte à un vieillard mourant. Un cinéma où la misère disparaît sous des flots de mousse rose. Un cinéma comme on l’aime.

(1) : Un « Kajillionaire” désigne, en langage populaire, une personne exagérément riche

Crédits photos : Copyright Matt Kennedy/Focus Features


Kajillionaire
Kajillionaire
Réalisatrice : Miranda July
Avec : Evan Rachel Wood, Debra Winger, Richard Jenkins, Gina Rodriguez, Mark Ivanir, Adam Bartley
Origine : Etats-Unis
Genre : Comédie dramatique humainement riche
Durée : 1h44
Date de sortie France : 30/09/2020
Contrepoints critiques :
”Malgré des intentions louables, ce « Ocean’s Eleven » décalé finit par tourner en rond avec des personnages peu attachants.”
(Stéphanie Belpêche – Le Journal du Dimanche)
”Kajillionaire est un film cruel et plus irrévérencieux qu’il n’en a l’air. Si Miranda July pouvait ne pas attendre dix ans avant de redonner des nouvelles de ses freaks, on lui en serait reconnaissant.”
(Thomas Baurez – Première)