Se libérer de la structure

Par William Potillion @scenarmag

Il est certain que la structure ne sera pas négligée. Mais il ne faut pas lui sacrifier votre histoire. Écrire, c’est d’abord respecter sa liberté. Pourtant, certaines histoires nous semblent guindée, peu inspirée, forcée et en un mot, sans vie.

Écrire une histoire, ce n’est pas mettre en œuvre un ensemble de rouages. On commence par suivre un modèle par exemple, une structure en trois actes ou encore le hero’s journey de Joseph Campbell ou encore suivre aveuglément (c’est-à-dire sans se questionner sur la pertinence de la proposition) les enseignements de tel ou tel gourou de l’art scénaristique.

Et puis on collecte les composants dramatiques nécessaires (comme un incident déclencheur, un point médian, le climax avant le dénouement ou encore le passage dans l’acte Deux ou la crise que doit connaître le héros parce que du point de vue de la structure, c’est une bonne chose), on assemble toutes ces choses et on resserre ces rudiments structurels jusqu’à se sentir satisfait après avoir illustré de belles images les scènes qui viendront colorer toute cette armature structurelle.

Une histoire différente

Être libre en tant qu’auteur, selon Melanie Anne Phillips (Dramatica), c’est d’emblée se passionner pour un sujet ou un concept. Cela nous donne une matière brute. Et cette matière, nous aimons la triturer. La structure se suggérera elle-même de ce matériau qui n’est pas encore dramatique.

L’auteur libre imagine des personnes non des personnages. Le personnage ne devient personnage que lorsqu’il est partie prenante du tout que constitue l’histoire. Pour un auteur qui ne se sent pas ou qui ne veut pas se sentir contraint par la structure (pourtant nécessaire), il envisage d’abord ses personnages comme des personnes réelles ou des interlocuteurs réels.

De même pour les événements. L’auteur libre ne les conçoit pas parce qu’ils correspondent à une intrigue. Chaque événement est d’abord autonome, considéré en soi. Les lieux aussi où se déroulera l’action ne seront pas choisis parce qu’ils favorisent l’intrigue. Ils intéressent d’abord l’auteur.

Les valeurs engagées précèdent le thème et l’histoire développe d’abord un monde avant de créer un genre (parce que thème et genre sont des considérations structurelles).

L’être humain est un être passionné. L’auteur est un être humain. S’il écrit en tant qu’être passionné, ses histoires seront captivantes. Elles aborderont toute la gamme des émotions humaines et ainsi elles captiveront l’esprit du lecteur (car c’est d’abord à son esprit qu’on s’adresse au-delà du lectorat dans lequel il s’insère).

Pour Melanie Anne Phillips, l’une des auteurs de la théorie narrative Dramatica, il n’est pas inné chez tous les auteurs d’écrire passionnément.
Néanmoins, il y a un espoir par la pratique. En effet, tisser ses histoires (le Storyweaving est une des grandes articulations de la théorie Dramatica) peut s’apprendre jusqu’à devenir une seconde nature.

Pour commencer, il faut oublier toutes pensées que nous aurions pu avoir sur nos personnages, sur l’intrigue, sur notre thème ou encore le genre dans lequel on souhaite inscrire son histoire. Il faut éviter de réfléchir aux arcs dramatiques de nos personnages, à leur parcours tout au long de l’intrigue, aux actes, aux scènes et aux séquences.

Il ne faut pas s’inquiéter du message que l’on veut faire passer, de la prémisse qui le supportera. On ne s’inquiète pas davantage de la mise en place de notre histoire, des lieux qu’elle visitera. On ne cherche pas non plus quelle atmosphère nous donnerons à notre lecteur. On oublie aussi toutes formules que nous aurions pu apprendre. Autrement posé, on ne réfléchit pas à la structure de l’histoire.

Un monde peuplé

Par contre, nous créerons le monde de notre histoire avec des gens qui y vivent et qui interagissent dans ce monde. Parmi ces gens, il existera ceux qui se conforment aux règles et ceux qui les refusent (ou du moins qui ne peuvent s’y adapter).

C’est souvent dans cette seconde catégorie que nous trouverons notre personnage principal (une sorte de rebelle et concernant la fiction, c’est une bonne chose).

Dans ce monde, des événements se produisent. Les détails de ce monde sont chargés de significations. L’environnement est intrigant. Pour parvenir à réaliser ce monde, Melanie Anne Phillips propose quatre étapes : l’inspiration, le développement, l’exposition et le Storytelling (c’est-à-dire la narration).

Première étape : l’inspiration

L’inspiration provient de sources multiples et pratiquement infinies. Ce peut être une conversation entendue dans un bar (un lieu que l’on retrouve souvent dans la fiction ainsi que dans le documentaire). Ce peut être la lecture d’un article ou encore une expérience personnelle.

Et elle peut prendre aussi de multiples formes : une phrase lue ou entendue, une action, un concept intéressant…

Et si l’inspiration ne vient pas ?

D’abord, considérez le moment où vous êtes le plus créatif. Certains sont nettement créatifs le matin, d’autres les après-midis, d’autres encore ne peuvent trouver le sommeil sans écrire quelques paragraphes.

D’autres encore ont leur saison. Certains ne peuvent écrire sérieusement que pendant l’été par exemple. Car les autres saisons ne les inspirent décidément pas. Des auteurs travaillent selon des cycles bien réglés et d’autres auteurs fonctionnent à l’impulsion.
Ce qui importe pour vous est de trouver ces moments où vous êtes le plus fertile. Et lorsque vous en serez convaincus, tenez-vous à ces moments qui seront par nature inspirants.

L’espace a son importance aussi. Ce lieu privilégié qu’il soit à la terrasse d’un café ou chez vous dans une pièce encombrée (parce que le chaos réserve parfois des surprises) ou au contraire là où tout est en ordre, ce lieu devient votre espace sacré.

Personne d’autre que vous ne pourra être créatif ici une fois franchi le seuil de cet espace. Découvrez aussi quelques habitudes (Aaron Sorkin par exemple mime certaines des scènes qu’il s’apprête à écrire).

En d’autres termes, mettez-vous en condition pour écrire. Et si vous cherchez quelques situations conflictuelles, la méthode PLOTTO vous en propose 1462. Certaines devraient certainement vous inspirer.

Essayez de poser ensuite sur le papier une ou deux phrases qui décriront l’objet de votre histoire, un peu comme les magazines de télévision font lorsqu’ils résument le sujet d’un film ou de l’épisode d’une série (ou même d’un documentaire).

Deuxième étape : le développement

Maintenant que vous avez été suffisamment inspiré pour résumer en quelques phrases ce dont vous vous vouliez parler dans votre projet d’écriture, vous allez pouvoir étoffer vos concepts de base en les détaillant, en les illustrant.
Par exemple, si l’un de vos concepts de base est une quête et que vous souhaitiez que cette notion de quête soit partagée par l’ensemble de vos personnages (parce que cette recherche spirituelle qui peut être une quête d’identité, de reconnaissance de soi ou de ses croyances vous importe aussi grandement à vous), vous pourriez l’illustrer en vous inspirant des grands moments du cycle arthurien lors de la quête du Graal par exemple et les adapter à votre façon.

C’est lors du développement de votre histoire que vous allez commencer à peupler votre monde de personnes (bien sûr, ce sont des personnages mais vous devez considérer ces êtres de fiction comme des personnes, comme des êtres humains), et ces personnes, vous allez apprécier écrire sur eux (quel que soit le personnage et sa fonction dans l’histoire).

Le développement de votre histoire consiste aussi à poser sur le papier quelques mots d’abord sur les événements que vous prévoyez dans votre monde et peut-être d’ajouter quelques détails sur ce monde ou bien sur l’environnement où personnages et faits prendront place.

Le développement consiste à poser des embryons, des germes qui grandiront plus tard en quelque chose de bien plus structuré. La technique d’écriture la plus créative est de ne pas poser la structure d’abord et de vouloir forcer vos idées, votre inspiration dans cette structure préétablie.

Pour le moment, vous prenez quelques notes. Bientôt, ce seront des personnages, une intrigue, un thème (voire un ensemble de thèmes) et un genre.
Bientôt, la structure coulera d’elle-même de vos notes de vos premières heures d’inspiration. Je vous renvoie à notre série d’articles VOTRE SCENARIO ÉTAPE PAR ÉTAPE pour approfondir ce paragraphe.

Troisième étape : l’exposition

Il est essentiel pour vous comme pour votre lecteur de planifier les moments de votre histoire. Ces moments sont les futures articulations de la structure de l’histoire.
Melanie Anne Phillips les nomme des Story Points, c’est-à-dire des signes, des états, des faits, des nœuds de l’intrigue, des marques qui orientent l’histoire dans une direction précise, des seuils comme le passage dans l’acte Deux ou le point de non-retour pour le personnage principal, des actions qui illustrent une position ou une situation…

Les Story Points décrivent votre histoire et il sera bien plus facile de commencer en planifiant ces Story Points, à faire un plan de votre histoire.

Ce qui insuffle la vie dans un projet d’écriture sera la manière dont seront ordonnés les Story Points, comment ils se révéleront au lecteur, comment ils seront revisités tout au long de l’intrigue, jouant les uns contre les autres et se mélangeant les uns aux autres.

Je m’inspire de Henri Bergson pour ce qui suit. Si vous placez d’abord la structure, c’est comme si vous juxtaposiez des cases parfaitement délimitées dans leur alignement et que vous remplissiez chacune d’elles avec un motif. Chaque motif est alors une entité autonome et indépendante.
Le lecteur et l’auteur perçoivent les cadres rigides, solides dont l’intérieur est coloré par un motif bien particulier considéré comme quelque chose en soi, sans relation aucune avec ce qui le précède et ce qui le suit.

L’exposition consiste alors à comprendre que les Story Points ne sont pas un ensemble lié artificiellement. Mais un seul mouvement. Bergson parle de fluidité. Les Story Points s’écoulent tout au long de l’intrigue en un flux continu s’interpénétrant sans jamais laisser apparaître une quelconque démarcation entre eux.

Ainsi, l’auteur sait bien qu’il existe un substrat, une structure qui supporte le mouvement incessant de ses Story Points mais pour le lecteur, cette structure n’existe pas. Elle ne rigidifie pas l’histoire jusqu’à la rendre insupportable pour le lecteur. A contrario, le flux incessant qui l’anime lui donne vie comme un battement de cœur n’est pas un coup de cymbale isolé mais le bruit continu de la vie.

Laissez libre cours à votre imagination

Se libérer de la structure reviendrait à donner à son imagination le libre cours qu’elle exige. Jetez les mots qui vous viennent à l’esprit en regard des Story Points de votre plan. Ces événements, ces moments ou même des séquences enrichiront l’histoire et ajouteront par leur spontanéité de la passion à une histoire qui ne serait autrement que superficielle.

Pour permettre cette fluidité, cette unité de votre histoire, considérez comment les Story Points se fondent les uns dans les autres, comment un Story Point particulier pourrait affecter d’autres Story Points.
Par exemple, chaque personnage perçoit l’objectif global comme une étape vers l’accomplissement de son objectif personnel. Vous pourriez ainsi créer une scène où l’un de ces personnages explique à un autre pourquoi la réussite de l’objectif global peut lui faire espérer la réalisation de son besoin personnel.

Dans La prisonnière du désert, lorsque Ethan demande au vieux Moïse Harper qui n’a plus trop toute sa tête d’aider à la recherche de Debbie (Debbie est l’objectif global de l’histoire), Moïse demande en contrepartie un toit sur sa tête et un rocking-chair près du feu. Moïse voit dans l’effort de sa participation à l’objectif global un moyen pour lui d’accomplir un vieux rêve. C’est son objectif personnel.

Quatrième étape : la narration (ou Storytelling)

Lors de la phase de développement, vous avez accumulé des événements, des moments, des séquences… que vous avez assemblé en différents Story Points comme autant d’articulations pour l’histoire en devenir.

Maintenant, il s’agit de raconter une histoire.

Raconter une histoire, cela met en œuvre plusieurs choses. Trouver un style, un rythme, concevoir les scènes (maintenant que vous savez ce qu’il doit se passer) et peut-être même prendre plusieurs Story Points pour les confondre en une seule scène.
Écrire, c’est aussi le choix des mots et un aspect important dans la communication : faire ressortir du charisme de votre écriture.

Melanie Anne Phillips met en avant que lorsqu’un auteur a commencé par fonctionner en réfléchissant à la structure dont il allait se servir comme moyen de lutter contre l’angoisse de la page blanche, il se retrouvait en fait avec l’effet inverse : l’angoisse de ne pas savoir comment commencer à écrire son histoire.

Comme il faut bien avancer dans la vie, le projet d’écriture se traduit par une présentation sans passion d’une histoire qui aurait pu être fascinante. Parfois, on ne sent pas à la hauteur de son projet.

Le conseil que Phillips donne quand il s’agit d’écrire le projet pour la première fois est de laisser s’écouler les mots tels qu’ils vous viennent à l’esprit. Ne les questionnez pas encore. Vous trouverez des réponses plus tard lors des réécritures.

Autre problème majeur auquel on est confronté lorsque nous écrivons est nous-mêmes dans notre incapacité à nous laisser aller émotionnellement. L’être humain est un être passionné par excellence. Mais nous apprenons vite et à nos dépens qu’il n’est pas bon de se livrer tout entier, les autres n’appréciant que modérément nos épanchements (même les plus sincères qui pourraient être exemplaires).

Alors, au fil du temps, nous avons conçu tout un catalogue de comportements qui ne reflètent pas notre véritable nature qui pousse pourtant à nous dévoiler.
Mais se refréner comme nous le faisons habituellement nous permet par ailleurs de nous en sortir dans notre vie au quotidien faite essentiellement de relations aux autres.

Cette personæ que nous nous sommes forgés pour les autres seulement devient souvent une seconde nature. Et lorsqu’il s’agit d’écrire, ce masque que nous portons, cette fausse vie que nous vivons, s’accorde difficilement avec ce que nous sommes vraiment. Et pourtant, nous rencontrer dans notre écriture, être sincère avec nous-mêmes est précisément ce qui est nécessaire pour que l’histoire que nous souhaitons écrire soit juste.

On peut néanmoins prendre un risque. Accepter de faire tomber le masque et poser sur le papier les mots qui nous correspondent vraiment. Seulement, le risque est que l’on peut faire le vide autour de nous comme une bonde que l’on ouvre et qui vidange l’eau du lavabo. Et pourquoi cela ? Parce que le vrai nous ne peut pas plaire ou être un étranger pour ceux qui nous connaissaient auparavant.

S’assumer

Pour Melanie Anne Phillips, écrire selon ses passions est néanmoins possible si l’on fait sauter un verrou. Retrouvez votre espace sacré et après vous être assuré que vous êtes isolé du monde, posez sur le papier la chose, la seule chose à propos de vous-mêmes dont vous êtes le plus terrifié d’exposer au reste du monde.

En écrivant sur ce trait ou cet acte dont vous êtes le plus honteux ou le plus embarrassé, vous percutez de plein fouet votre personæ et vous creuserez au-dedans de vous jusqu’à atteindre vos plus puissants sentiments et un souffle de passion jaillira du puits de votre âme.

Et plus vous creuserez votre âme et plus ce foutu masque se lézardera. Peut-être qu’il se brisera définitivement. En étant ainsi vous-mêmes, certes, vous prenez le risque de faire le néant autour de vous mais vous écrirez définitivement mieux.

Lorsque vous aurez renoué avec vos passions, exprimez-les de tous vos pores. Prenez l’élan jusqu’à passer par dessus bord. Lors de la réécriture, il sera temps de modérer quelque peu votre enthousiasme.
Pour Melanie Anne Phillips, il est préférable de faire ainsi, de laisser couler l’encre sans retenue d’abord puis de retravailler le texte plus tard lorsque la tête sera davantage posée.

Afin de compléter cet article : MARGARET ATWOOD ET LA STRUCTURE DU RÉCIT