Vivre et Chanter : Pour la beauté du geste

Par Robin Miranda Das Neves

72e Festival de Cannes
Sélection de la Quinzaine des Réalisateurs
Sortie nationale le 20 novembre 2019

La modernisation intensive des espaces urbains chinois imprègne ardemment son cinéma qui témoigne de la paradoxale paupérisation de ces villes « modernes » (Argent Amer, Wang Bing, 2016) ou encore des imaginaires écrasés par l’uniformisante monotonie de ses tours bétonnés (An Elephant Sitting Still, Hu Bo, 2018). Cependant, peu de cinéastes, à l’exception du documentariste français Hendrick Dussolier (Derniers Jours à Shibati, 2018), s’écartent d’un discours cinématographique, certes remarquable, sur cette moyennisation forcée de la société chinoise. Avec Vivre et Chanter, Johnny Ma ouvre alors une nouvelle voie, politique et artistique, qui prône la survivance d’une population et d’un art populaire.

Lors d’une séquence dramatique, le cinéaste sino-canadien étire son plan, à l’aide d’un lent travelling arrière, des gestes codifiées d’une représentation d’opéra traditionnel du Sichuan (variante davantage chantée que celui chinois) à ceux répétitifs d’ouvriers détruisant à coup de masse un immeuble adjacent. Vivre et Chanter joue ainsi sur une double définition de « tragédie » : d’un côté, celle onirique et flamboyante des histoires légendaires transmises par l’opéra lors de scènes de captation réelles ; de l’autre, celle de l’annihilation programmée des quartiers populaires aggravée par le recours au ralenti. En ouvrant son récit par un numéro de jeunes danseuses influencées par la C-Pop, Johnny Ma narre une lutte perdue d’avance face aux attraits de la modernité : les membres de la troupe s’adonnant tour à tour à des spectacles plus lucratifs (chanteuse dans un cabaret, numéro de masques proche de la prestidigitation). Cependant, l’œuvre trouve sa singularité dans une nuance constante du discours, notamment sur cette question de la modernité avec cette grand-mère redonnant sourire et motivation à la troupe en dansant devant une vidéo montrée sur une tablette.

Cette ambivalence se retrouve également dans les personnages et leurs motivations. Vivre et Chanter dépeint des personnages complexes, loin de toutes caractérisations monolithiques souvent l’apanage des récits de « David contre Goliath », à l’instar de la cheffe de le troupe, Zhao Li, dont la détermination à maintenir ses spectacles dans la pure tradition opératique chinois n’a d’égale que son aveuglement. L’œuvre ne prend jamais parti entre l’attachement à l’art (symbolisé par Zhao Li) et la nécessité de survivre économiquement (figurée par les autres personnages). Ce réalisme psychologique réside assurément dans l’implication de cette troupe réelle, dont les membres reprennent chacun leur propre rôle, au processus d’écriture.

Enfin, la réussite de Vivre et Chanter repose aussi sur l’absence d’un antagoniste désigné avec cet évanescent chef des affaires culturelles qui cristallise aussi bien les espoirs que les peurs de Zhao Li. Par cette omission, l’œuvre évite les écueils du drame social et évoque judicieusement l’aveuglement des autorités chinoises. La force politique du discours de Johnny Ma réside alors dans la sublimation du geste opératique comme seul refuge (pour ces spectateurs âgés venant tous les jours) et unique ressource (pour les fantasmagories mentales de Zhao Li) à l’imaginaire. À la manière de ces « deus ex machina » faisant irruption dans le récit sous la forme de cet oracle que Zhao Li nomme « Le Gnome », Vivre et Chanter se métamorphose progressivement en opéra faisant fi du réel pour lui préférer un surréalisme resplendissant.

En se concluant sur une séquence chantée réunissant à nouveaux les membres de la troupe, Johnny Ma sacralise une dernière fois la solidarité entre les différents protagonistes, comédiens comme spectateurs, du récit. Sous des airs naïfs, Vivre et Chanterest une œuvre politique justement parce qu’elle choisit de se défaire du politique pour ne garder en son essence que l’art et sa pratique.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien