Écrire de tout son être

Par William Potillion @scenarmag

Qui sommes-nous vraiment ? Le savons-nous seulement ? Ou croyons-nous nous connaître ? Au cœur de notre être ou de ce qui est notre âme peut être trouvé notre véritable identité, c’est-à-dire ce qui devrait nous rendre profondément humain : notre compassion qui nous porte vers autrui, nos colères et ce socle fertile qui nourrit nos amours et nos haines.

Pourtant, aux fins de nous intégrer dans le tissu social, notre vie est faite de compromis plus ou moins douloureux dans notre désespérée tentative de recueillir l’approbation des autres, de ne pas être rejeté par eux.

Alors nous cachons notre véritable nature derrière un écran de fumée que nous opposons aux autres. Ce sera notre personæ, c’est-à-dire l’image que nous renvoyons de nous-mêmes par nous-mêmes aux autres (et que nous croyons contrôler).

Nous sommes alors si profondément devenus cette personæ que nous en sommes arrivés à ne plus nous connaître nous-mêmes. En fait, nous nous sommes perdus de vue.

Des passions détournées

L’auteur écrit. Il se sert des mots comme instruments. Incapable cependant d’atteindre sa véritable essence, il emprunte des passions qu’il croit siennes mais qu’il ne fait qu’imiter.
Et pourtant qu’il écrit et qu’il transmet comme sa terrible réalité. Et cela fonctionne et des auteurs peuvent connaître une carrière entière sans jamais connaître leur vraie nature.

Et si nous acceptions nos passions ? Si nous tentions de prendre conscience des forces primordiales de notre psyché ? Seules capables de donner la vie.
Écrire devient alors un effort pour découvrir les limites les plus sombres de notre esprit. C’est un territoire dangereux et inconnu. Et nous pourrions bien nous y perdre car dans cette découverte de notre véritable être, nous pourrions naître en un nouvel individu.

Nous pourrions apprendre que nous sommes quelqu’un de totalement différent. Avons-nous vécu dans le mensonge jusqu’à présent ? Cette mémoire est-elle vraiment nous ?

En découvrant que nous sommes une personne totalement différente de ce que nous pensions, nous pourrions perdre notre famille, nos amis, notre travail, tout ce qui nous lie aux autres.
Nous pourrions perdre le regard de l’autre qui fait que nous sommes qui nous sommes. En nous révélant, en nous apercevant de l’intérieur comme si nous nous observions nous-mêmes, nous pourrions avoir le vertige et perdre notre tranquillité.

Nous n’avons probablement pas besoin d’être pris dans le maelstrom de nos angoisses et exaltations successives pour écrire des histoires intéressantes. Pourtant, un auteur devrait se montrer curieux même si la vérité se fait menaçante.

L’enfance perdue et pourtant bien trop présente

Melanie Anne Phillips nous propose de revisiter notre enfance afin de comprendre pourquoi nous nous cachons à la fois de nous-mêmes et aux autres. Ainsi qu’une méthode pour aller à la rencontre de notre nature que nous avons oubliée (parce que cela nous faisait du bien, il faut l’admettre) et nous aider à sortir de ce labyrinthe que nous nous sommes construits nous-mêmes.

Nous sommes notre propre Minotaure et nous allons devoir nous affronter. Voyons quel est ce fil d’Ariane que nous propose Melanie Anne Phillips, une des auteures de la théorie narrative Dramatica.

Supposons que nous sommes nés au sein d’une famille aimante. Nous y avons appris la compassion, l’empathie. Nous avons été éduqués dans l’idée d’aimer notre prochain ou seulement peut-être de considérer le sacré, d’y porter un respect plutôt que de l’ignorer. On nous a expliqué ce qu’était le sacrifice, le don de soi au service de la communauté.

Seulement, il arrive un moment dans la vie où nous devons confronter cette communauté. Et alors que nous sommes acceptés tel que nous nous offrons aux autres sans armure au sein de notre famille, cette acceptation de soi ne coule pas naturellement lorsque nous sommes dans la société des hommes.

Les qualités qui nous définissent et qui font que nous sommes qui nous sommes gênent. Elles sont l’expression de notre vrai soi et cette manifestation honnête et sincère rencontre l’opprobre ou l’incompréhension.

Alors pour plaire, nous masquons certains traits de notre personnalité et nous affichons d’autres traits que nous prétendons posséder. Nous créons ainsi une pseudo personnalité (dès notre entrée en société, nous commençons à nous paver le chemin du mensonge) qui ne reflète plus qui nous sommes vraiment mais qui est bien plus rassurante en s’approchant le plus possible des critères que nous pensons que les autres attendent de nous.

Nous vivons dans une illusion permanente, en fait.
Et si nous avons été élevés au sein d’un foyer où les reproches foisonnaient, où nous avons toujours été considérés de trop, alors pour éviter les punitions ou le ridicule, nous aurions pu inventer et porter un masque pour éviter la souffrance et avoir du plaisir.

Pour ne plus être ignoré, nous nous inventons une personnalité pour attirer l’attention ou nous donner le sentiment que nous valons quelque chose dans ce monde qui apparemment nous rejette.
En grandissant, le masque devient plus complexe. Il devient une habitude et chaque fois qu’une nouvelle situation se présente à nous, nous nous conformons aux lois de l’habitude.

Nous avons appris aussi comment les autres agissent dans certaines situations et nous imitons à notre tour un tel comportement lorsque nous sommes nous-mêmes dans une situation similaire. Nos comportements ne nous appartiennent décidément plus.

La souffrance de ne pouvoir se dire soi-même

Lentement (pour les moins orgueilleux), nous en venons à réaliser que cela fait mal de ne pouvoir exprimer ce que l’on ressent vraiment. Nous n’avons d’ailleurs peut-être pas les moyens de manifester notre souffrance intérieure ou bien nous le faisons maladroitement.

Alors pour Melanie Anne Phillips, il y a deux possibilités. Il y aura ceux qui jetteront à bas le masque et qui seront alors assimilés à des rebelles. Ils se mettront eux-mêmes en danger en s’excluant volontairement de certaines lois morales qu’ils n’acceptent plus.
Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils vivent hors de la société. Tout le monde n’a pas vocation à être anachorète.

Ils sont seulement un peu hors norme. Et puis il y a ceux qui ont cessé de regarder en eux-mêmes, à la recherche de leur véritable être. Simplement parce qu’ils ne supportent plus de souffrir ce refoulement incessant d’eux-mêmes. Ils s’inventent une tranquillité d’âme en se fondant dans un anonymat rassurant (mais frustrant).

D’ailleurs, les rebelles eux-mêmes cèdent bien souvent devant les impératifs d’un devenir qu’il leur faut assumer. Ne serait-ce que de survivre.
Plus prosaïquement, on compromet notre intégrité intime parce que professionnellement, il nous faut avancer ou simplement pour impressionner nos pairs. Ou bien ce peut être encore pour justifier un manque de réussite et on se cherche des excuses.

Pour Melanie Anne Phillips, lorsque nous atteignons l’âge adulte, nous ne savons plus vraiment qui nous sommes. Elle se positionne sur un autre plan que Joseph Campbell par exemple qui considérait que le passage de l’enfance à l’âge adulte était en soi un parcours initiatique que l’on pouvait tout autant réussir qu’échouer.

Pour Phillips, nous avons nié notre être véritable depuis si longtemps que l’on a oublié comment nous retrouver. Nous ne savons plus qui nous sommes et nous n’avons aucune idée de qui nous sommes devenus ici et maintenant dans cette opacité qu’est devenue notre vie. On ne se voit plus. On ne voit plus les autres. Nous sommes dans les ténèbres.

Prédestination

Melanie Anne Phillips pensent que certaines étapes de nos vies, des étapes universelles telles que de se tenir debout, la puberté, la procréation, sont déjà inscrites comme éléments essentiels de notre personnalité.
Sur ce socle fondamental viennent alors s’imprimer de manière fugace nos expériences personnelles qui s’ajoutent en partie à notre mémoire.

Nous retrouvons ainsi le débat entre les notions d’inné et d’acquis. Ce que semble vouloir dire Phillips est que l’acquis est corrompu par nos expériences de vie sociale lorsque nous nous sentons obligés de nous créer une image de nous-mêmes pour plaire en société.

Comme cette personæ que nous nous inventons est encombrante, il n’y a plus de place pour que puisse s’exprimer notre moi véritable en partie inné et en partie acquis sans altération.
La bonne nouvelle cependant est notre nature véritable est seulement empêchée de se manifester. Elle n’est pas détruite.

Seulement comme nous nous accrochons à nos personæ parce qu’elles sont rassurantes, nous n’autorisons plus nos émotions par lesquelles notre véritable nature fait étalage à se donner en public.

Nous n’osons pas nous révéler. Nous n’allons pas plus loin que notre personæ, notre véritable moi est profondément caché en nous-mêmes et ne reste qu’un potentiel.
Et pourtant, il suffirait d’un rien pour vraiment nous actualiser.

Notre entourage ne réagit qu’à notre personæ. On a le sentiment de vivre sa vie. Mais c’est celle que nous pensons que les autres attendent de nous.
Comme nous nous définissons par le regard de l’autre, nous donnons de nous-mêmes une image que nous pensons lui convenir. Le souci n’est pas que l’on vit mal. On peut très bien vivre sa vie de manière satisfaisante au sein de la communauté sans jamais donner de soi le moindre indice de notre véritable nature.

Mais si notre libre-arbitre est réel, que nous n’avons pas de finalité particulière dans ce monde, il est dommage que nous nous refusions de réaliser qui nous sommes vraiment.
Et ceux qui nous entoure accepte cette fausseté. Ne portons pas cependant de jugement négatif que laisse entendre ce terme de fausseté.

Car nous ne voulons pas vraiment de cette simulation lorsqu’elle n’est qu’un mensonge que nous nous faisons à nous-mêmes. S’il y a hypocrisie, c’est d’abord envers nous que nous l’appliquons.
Les tendres moments que nous partageons avec autrui ne sont peut-être que l’affrontement de deux natures véritables qui se débattent en essayant de s’extraire de la gangue protectrice qui enveloppe de son opacité notre présence au monde.

Un tissu de mensonges

De peur de perdre l’amour ou le respect d’autrui, nous n’osons pas nous échapper de notre imposture et révéler notre essence. Nous craignons leur réaction si nous exposions au grand jour une personne qui n’est plus celle qu’ils connaissaient.

L’auteur est un privilégié. Son art consiste à colporter des émotions et l’auteur véritable veut que ses émotions, que ses passions, que les mouvements de son âme soient véritables. Un auteur ne peut plus continuer à se mentir. Alors comment peut-il aller à la rencontre de lui-même ?

Comment peut-il découvrir cette personne intérieure ? Pour Melanie Anne Phillips, il faut souffrir. Il faut faire face au néant que nos mensonges ont masqué et ressentir ce vide jusqu’à en avoir le vertige. Il faut s’affronter douloureusement. Car nous devons desquamer notre personæ et faire jaillir ce que nous avons accumulé du simple fait de notre vécu. C’est un acte de foi, de foi en soi-même.

Croire en soi revient à exorciser non pas les vieux démons (le processus est d’ailleurs engagé simultanément) mais à faire s’évanouir notre moi d’apparat.
Un faible point lumineux palpite déjà de l’abysse enténébrée de notre âme. Cette lumière se prépare à jaillir et de sa force illumine tout notre être véritable qui s’expose au monde et s’affirme, s’assume.

Melanie Anne Phillips se veut rassurante. Selon elle, lorsque nous renouons avec notre moi véritable, faisant fi de tous les compromis de la vie, aucune rechute n’est possible.
Nous resterons nous-mêmes jusqu’à la fin de notre vie puisque, de toutes façons, nous n’avons plus le temps de tout reprendre de zéro.

Un coût à payer

Simultanément (c’est fou le nombre de choses qui se produisent simultanément sans que nous en ayons conscience), nous allons éprouver un état nouveau, celui de créature jetée dans le monde sans l’avoir choisi.
On s’aperçoit alors de sa fragilité d’être un être nouveau. Mais un être bien plus vibrant qui possède dorénavant un nouveau pouvoir fondamental qui permettra d’explorer de nouvelles expériences.

Et surtout de nouvelles relations à l’autre.

Accepteront-ils le nouveau Vous ? Soulagés peut-être. Ou bien reculeront-ils se sentant trahis, abandonnés, ne se reconnaissant plus eux-mêmes en vous ?

Nul ne peut le prédire. Et bien que la réponse peut être positive comme négative, cela n’a plus d’importance dorénavant. Car il y aura toujours une réponse.
La personæ a tendance à provoquer de l’indifférence dans le sens d’ignorance non pas qu’elle ne peut affecter autrui, seulement, autrui n’est pas attiré par la personæ comme il l’est par un être sincère et honnête. Attiré et aussi inquiet, angoissé. L’amour vache en quelque sorte.

Si vous êtes prêt à prendre ce risque, Melanie Anne Phillips conseille (puisque nous sommes auteurs) de tenir un journal dans lequel nous transcrirons nos pensées et nos sentiments les plus profonds, les plus intimes. Pour Phillips, c’est ainsi que nous pourrons assembler les bribes de notre nouvelle réalité.

L’inspiration de ce journal est très forte dans les moments où nous sommes dans une tension puissante comme par exemple un changement dans notre vie professionnelle, la perte d’êtres chers ou encore un changement de vie… c’est-à-dire des événements qui ébranlent les fondements mêmes de notre âme.

Les mots que nous poserons intuitivement sur le papier nous guideront alors sur les vraies questions qui nous animent. Bien sûr, il n’est pas impératif de suivre ce conseil. Nous pouvons nous contenter de ce confort que nous nous sommes façonnés et continuer d’écrire des histoires efficaces peuplées de personnages fascinants et passionnants engagés dans des actions tout aussi passionnantes.

Nous pouvons certes nous en contenter puisque ces histoires nous semblent satisfaisantes. Pensez seulement un instant qu’il y a peut-être en vous un pouvoir de vérité qui vous permettra de connaître qui vous êtes vraiment.

SHONDA RHIMES : LA STRUCTURE EN 5 ACTES