L’armée des ombres

Par Ciné Maccro
L'Armée des ombres, drame franco-italien de 1969, réalisé par Jean-Pierre Melville, avec Lino Ventura, Simone Signoret, Paul Meurisse et Jean-Pierre Cassel Synopsis : France 1942. Gerbier (Lino Ventura), ingénieur des Ponts et Chaussées est également l'un des chefs de la Résistance. Dénoncé et capturé, il est incarcéré dans un camp de prisonniers. Alors qu'il prépare son évasion, il est récupéré par la Gestapo...

Comment adapter Joseph Kessel sur grand écran ? Comment adapter la Résistance, à l'heure où De Gaulle quitte le pouvoir et où le résistancialisme touche à sa fin ? Deux défis que Jean-Pierre Melville a tenté de relever avec L'armée des ombres, une vraie fresque historique sur la résistance, avec en tête de gondole Lino Ventura, au sommet de sa carrière. L'immense pari a-t-il réussi ? L'armée des ombres a-t-il réussi à traverser les époques et les vérités historiques ? Tentative de réponse en quelques points.

L'armée des ombres s'éloigne des films de guerre comme l'imaginaire collectif les représente. En effet, plus que de témoigner d'un affrontement, Jean-Pierre Melville dresse ici un drame humaniste ; tout dans ce film est à hauteur d'hommes. Cette volonté constante de mettre l'humain, et lui seul, en image témoigne du relatif effacement de nos personnages ; car L'armée des ombres est un film de silence et sur le silence. Un silence dans le dialogue tout d'abord, puisque le film est très peu parlant, décuplant ainsi l'angoisse du spectateur devant ce qu'il visionne. Un silence également concernant les messages ; la Résistance, véritable armée de l'ombre, cloîtrait ces membres dans le silence, en faisant donc des ombres aux yeux de la société. Tout cela est magnifiquement exprimé dans le personnage de Gerbier, campé par Lino Ventura ; en annihilant le charisme naturel de l'acteur, Melville renforce la symbolique autour de ce monolithique leader, qui passe finalement sa vie à fuir plus qu'à se diriger.

Si l'on peut penser que nos résistants, héroïques, se dresse fièrement face à l'occupant, comme le dogmatise le résistancialisme de l'époque, c'est une toute autre vision que Melville nous propose. Presque macabre, le réalisateur parisien montre un visage que la France de 1969 ne voulait pas voir ; celle de la perte d'espoir. Une scène, mythique, révèle finalement cela mieux que les autres ; en guise de sursis, l'occupant nazi force les prisonniers à courir dans un long couloir souterrain, alors même qu'une mitraillette dans leur dos fait feu. Gerbier, d'abord roc inébranlable, finira comme tous les autres à courir pour sa peau. Tel une métaphore, Melville montre que le colosse de la Résistance est finalement aussi faible, aussi humain que les autres. Melville crée son suspens en faisant espérer son spectateur ; lorsque dans le film de guerre, le héros est vaillant et fier, nos héros, ici, semblent être des marginaux qui courent pour échapper à leur funeste destin ; comme le résume bien nos collègues de Critikat, 'l'ennemi n'est pas celui qu'on tue, mais celui qui veut vous tuer'. C'est avec ce pudique renversement des valeurs que Melville choque et marque le spectateur. En racontant le verso de l'Histoire, L'armée des ombres veut nous montrer que, derrière la grandeur du Général, la résistance était surtout signe de solitude, car la fragilité de l'humain, qui tente tant bien que mal de se fédérer, décuple la cruauté et la dangerosité de l'ennemi.

Outre le silence, c'est la solitude qui règne sur le film. L'esthétique froide de la photographie de Pierre Lhomme, qui vient de nous quitter, vient justement renforcer l'idée que, malgré ses personnes qui nous entourent, la solitude et le silence seront leurs seuls compagnons face à leur destin. Comme des corps déshumanisés, ils se débattent pour éviter de perdre pied dans une réalité qui les emprisonnent. Plus qu'un film de guerre, plus qu'un film de résistance, L'armée des ombres est un film de survie, où la mise en scène de Melville, critiquée pour son académisme à sa sortie, ne fait que décupler la crainte de l'ennemi, tant le mouvement pour le contrer semble être une idéologie aussi puissante que celle que l'on combat. Film fleuve, film riche, L'armée des ombres est finalement la meilleure réponse possible à son époque que Melville pouvait offrir ; le film choque dans son contexte car, au lieu de nous asséner une vérité à grand coup, tout est apporté avec un voile de pudeur, qui décuple ainsi l'horreur devant nos yeux, et nous donnerait presque envie de courir pour nous échapper.

Sans honte, on peut dire que L'armée des ombres est un des plus immenses chefs d'oeuvre que le cinéma français nous a offert. Oeuvre de silence et d'ombre, le film est porté par un Melville qui semble avoir été touché par la grâce cinématographique, et réussit dans son pessimisme ambiant à nous donner une leçon d'histoire captivante, qui résonne encore aujourd'hui, alors qu'un demi-siècle a passé. L'armée des ombres ne veut pas montrer des héros, mais des gens qui luttent contre une menace informe, dont nous ne savons finalement plus grand chose, des gens qui courent, seuls, pour échapper à leur propre destin, en essayant de croire ou en attendant leur propre fin ; peut-être qu'un jour, finalement, ils décideront, cette fois-là, de ne pas courir ?

Note

10/10

Portrait au vitriol d'une période sombre, L'armée des ombres est un immense chef d'oeuvre. Porté par un Melville touché par la grâce, il dépend l'envers du décor, l'histoire du silence et de la solitude, de cette armée de la Résistance dont le souvenir n'a d'égal que l'ombre de leur existence.

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