Construction d’une intrigue

Accrocher un lecteur avec un univers fascinant, des personnages passionnants, un ton qui lui plaira ne seront pas suffisants si la construction d’une intrigue (quel que soit son niveau : la scène, la séquence, l’histoire toute entière) n’est pas comprise.

L’intrigue est un terme que l’on rencontre souvent, probablement trop souvent. Quoi qu’il en soit, c’est sur la maîtrise des mécanismes de l’intrigue par l’auteur que d’éventuels investisseurs pourront juger de la qualité d’un scénario.

Notre esprit : un maître ès intrigue

Chaque instant de notre vie participe d’une intrigue que notre esprit a concocté. Que l’on s’interroge de ce que sera fait demain ou de ce qu’on aimerait bien manger dans quelques heures, toute cette activité consiste pour notre esprit à résoudre un problème immédiat en mettant en place une stratégie.

L’intrigue est le processus de cette stratégie. Nous sommes à chaque instant confrontés à des choix. Même si cela peut arriver parfois, on a horreur que la Providence décide à notre place. Nous prévoyons les choses, nous cherchons des solutions en permanence, nous ne cessons d’intriguer.

Certains d’entre nous pourraient objecter que leur vie est un véritable chaos, qu’ils sont incapables de prendre facilement une décision, qu’ils n’ont aucune idée de ce que sera fait la minute qui vient. Cela signifie t-il qu’ils sont moins aptes à élaborer des tactiques et des stratégies pour faire de leurs vies ce qu’ils en entendent ?

Le problème qu’ils rencontrent n’est pas qu’ils sont moins efficaces à élaborer les intrigues qui leur permettront d’orienter leurs vies. C’est qu’ils envisagent trop d’intrigues à la fois. Ils ont conscience comme tout un chacun du nombre énorme de possibilités qui s’offrent à nous à chaque instant (et il faut lutter contre ceux qui nous contraindraient à limiter cette puissance) et naturellement, ils ne savent pas (ou du moins éprouvent de grosses difficultés) à choisir entre toutes les intrigues possibles.

Lorsque l’auteur se sent perdu ou lorsqu’il se trouve devant ce non-sens qu’est la page blanche, ce n’est pas qu’il ne parvient pas à construire son intrigue, il en est parfaitement capable et nous le sommes tous.
Ce qu’il ne parvient pas à faire, c’est de s’arrêter à concevoir des intrigues. Il est pris dans une bouche sans fin, imaginant intrigue sur intrigue mais sans jamais qu’aucune ne soit versée sur la page blanche.

Comment sortir de la page blanche ?

La page blanche est un effet, une conséquence. Donc, en toute logique, il doit y avoir une cause. Quelle est-elle ?

La réponse est évidente : la difficulté provient du fait que nous cherchons à créer une intrigue par un mouvement qui va vers l’avant. Nous sommes au point A et nous intriguons pour nous rendre au point B.

Il est bien plus facile d’adopter un mouvement inverse. Il faut remonter l’intrigue et non pas la dérouler. Prenons l’exemple du mystère. Un bon mystère est fait d’un crime (ou d’une transgression quelconque), d’indices, de rebondissements, de fausses pistes et finalement avec ce qui satisfait le plus le lecteur, savoir qui a commis le crime.

Le mystère sera beaucoup plus facile à écrire si l’on sait quelle sera la solution et de remonter jusqu’au crime en parsemant à rebours le long du chemin toutes les tribulations qui permettront d’atteindre cette solution.
Et cela fonctionne avec toutes les histoires. Si vous savez où vous allez, il sera aisé de concocter le moyen d’y parvenir, en d’autres termes, en planifiant les actions et événements qui vous permettront d’atteindre votre but. Il suffit de connaître ce but.

Nous avons vu que le souci de la page blanche ne venait pas d’un manque d’inspiration mais d’un trop-plein d’idées. Il nous faut donc restreindre toutes les possibilités que nous offre une histoire. En connaissant d’avance quelle sera la fin, nous pouvons contraindre les possibilités qui constitueront le milieu et le commencement.

Nous forçons notre esprit à se concentrer sur un seul résultat. Ce n’est rien d’autre qu’un exercice de résolution de problèmes que nous vivons au quotidien (la théorie narrative Dramatica est ainsi basée sur ce processus naturel de résolution de problèmes).

Une invention permanente

Résoudre des problèmes est l’activité favorite de notre esprit. Cela nous force à trouver constamment de nouvelles solutions, en un autre terme, à être créatif.

Puisqu’une intrigue se rencontre à tous les niveaux d’une histoire, commençons par l’élément le plus bas, c’est-à-dire la scène.

Une scène peut faire une demi-page comme elle peut en faire plusieurs, durer trente secondes comme plusieurs minutes (en moyenne deux minutes). Chaque scène possède sa propre intention qui participe à la signification globale de l’histoire. Pour que sa participation soit effective, il faut s’assurer qu’elle accomplisse ce pour quoi elle existe (sinon elle est inutile).

Quelle est cette intention ? Gardons en tête que nous nous adressons à un lecteur. Ce que nous voulons, c’est que ce lecteur se retrouve dans une certaine disposition d’esprit à la fin de la scène (généralement parce qu’il a reçu une information) : de la joie, une illumination, de la tension (ou suspense), enfin tout ce qui le met dans un certain état d’esprit.

Avant d’écrire la scène proprement dite, il nous faut donc décider de l’effet que nous voulons créer dans l’esprit du lecteur. Et ensuite, d’emprunter chez un autre auteur ou bien d’adapter ou encore d’inventer une structure qui nous permettra de créer effectivement cet effet.
Je vous renvoie à cet article pour plus de détails sur cette façon de faire :
PENSER LE SCÉNARIO

Il manque cependant quelque chose d’important car la scène doit faire avancer l’intrigue globale (c’est-à-dire l’intrigue de l’histoire dans laquelle l’intrigue particulière de la scène vient s’intégrer) d’une manière ou d’une autre.
Pour ce faire, il faut mettre en place dans la scène un conflit, en d’autres termes la plupart des scènes seront conflictuelles (il en existe néanmoins qui sont davantage contemplatives ou qui servent à illuminer un trait de caractère d’un personnage et dont la finalité n’est pas de faire avancer l’intrigue mais d’éclairer le lecteur sur des points de signification qu’il a besoin de connaître pour comprendre ce qu’il se passe dans l’histoire).

Trois éléments dramatiques : un effet, une structure et un conflit que l’on peut comparer à la fin (l’effet), au commencement (un conflit) et un milieu (la structure) d’Aristote.
On commence par mettre en place un conflit qui va engager le lecteur. Puis nous développons ce discours par une structure et nous terminons en ayant emmené le lecteur là où nous le voulions, c’est-à-dire un nouveau sentiment, une nouvelle perspective ou point de vue sur le monde ou la situation ou n’importe quelle autre émotion servant notre propos.

Richard III de William Shakespeare

Cette méthode de construction d’une scène est très flexible et permet de nuancer les choses. Prenons le cas du diabolique et difforme Richard III.

Imaginons que nous ayons besoin d’une scène où Richard fait montre de sa personnalité néfaste par vocation et cela dès le début de l’histoire dans l’exposition concernant Richard.

Nous nommerons cette scène (une habitude à prendre aussi importante que le clap lors des prises de vue) : Notre héros étonne son entourage par ses pouvoirs de persuasion diaboliques

Maintenant que l’idée est posée et que la finalité de la scène est formulée (puisque les personnages qui entoureront Richard III lors de sa démonstration maléfique représentent le lecteur), lançons-nous dans un brainstorming, c’est-à-dire listons quelques propositions commençant par Et si… ?

Et si Richard opérait vraiment quelque chose qui ressemble à de la magie noire (mais ce serait une falsification afin de corrompre des esprits un rien crédules ) ?
Et dans ce cas, quel sort pourrait-il lancer (puisque Richard III est un habile bretteur avec les mots) qui ne laisse aucun doute sur sa mauvaise nature ?

Le miracle le plus important de la Bible (sans lequel tous les autres miracles mentionnés n’auraient aucun sens véritable) est la résurrection du Christ. Et si Richard accomplissait sa propre version démoniaque de la résurrection transformant ce qui est mort en vivant ? Et s’il se présentait à des funérailles et parvenait à célébrer un mariage ?

L’intérêt d’un brainstorming est de poser sur le papier toutes les idées qui surgissent sans s’interroger sur la crédibilité de celles-ci ou la folie qui pourrait les imprégner. Et comme une idée en entraîne souvent une autre (c’est le processus naturel de la résolution de problèmes auquel notre esprit est parfaitement accoutumé et n’offre aucune résistance), nous nous souvenons avoir lu dans les livres d’histoire que Richard III a épousé Anne et qu’il est aussi coupable d’avoir assassiné quelques membres de la famille d’Anne.

Et si Richard assistait aux funérailles d’un membre de la famille de Anne et que sa force de persuasion l’emporta sur le chagrin et la colère de Anne et que contre toute attente, il parvient à la séduire.

Que Richard épouse Anne (et sachant comme il l’avoue lui-même qu’il prévoit aussi de la faire disparaître du commun des mortels) voilà qui surprendrait son entourage et les convaincrait du pouvoir diabolique de persuasion dont il est gratifié.
Et le lecteur dans le même mouvement parce que l’entourage de Richard III représente le lecteur.

Trouver l’intrigue qui sied bien pour une scène consiste donc après s’être assuré de la nécessité de la scène (par son objet, son intention) de se poser les questions qui seraient possibles (même les plus improbables tant qu’elles restent possibles, c’est ce que Aristote nomme des impossibilités probables) pour nous permettre d’accomplir l’objet de la scène et de trouver des réponses à ces questions, des solutions pour l’histoire.

Mais continuons avec Richard III. Nous savons qu’il est un personnage machiavélique et nous voulons aussi en convaincre notre lecteur. Nous avons abouti à une situation où il parvient à séduire une jeune fille dont il a assassiné un proche.

Il va nous falloir légitimer cette action. L’approche la plus directe serait de la convaincre qu’il a agi par amour. Ce qui semblait être un acte de pure haine se revêt d’une valeur totalement opposée : l’amour.
C’est précisément ce que fait Shakespeare lors de la scène 2 de l’acte 1. Lorsque Anne l’accuse d’avoir assassiné l’un de ses proches, Richard insiste sur la nature de son acte. Il a rencontré un homme bon alors il l’a envoyé vers les cieux, le séjour des hommes bons. Son geste était un acte d’amour.

Anne, bien sûr, est sceptique. Ce scepticisme est nécessaire pour maintenir la relation entre Anne et Richard à ce moment conflictuelle. Richard ne se laisse pas démonter par l’argument de Anne. Il lui affirme que ce qui paraît être de la haine est en fait un acte de dévotion.

Il lui jure que s’il a tué le mari de Anne, c’est parce qu’il aimait Anne et lui déclare qu’il se tuerait si Anne le lui demandait.

Progressivement, Anne se départit de ses certitudes envers Richard. Elle commence à croire que sous la haine peut se trouver une forme d’amour. Et si la haine de Richard est en fait de l’amour alors sa propre haine envers Richard peut être commuée en amour.
Et c’est ainsi que des funérailles menèrent à un mariage.

Le conflit initial de l’intrigue

Dans l’intitulé de la scène, nous avons sa finalité. Par un brainstorming (qui permet de nourrir l’esprit et éloigne le spectre de la page blanche), nous avons conçu un mécanisme narratif pour nous permettre de compléter cet objectif. Ce mécanisme s’appuie donc sur une structure parce que nous ne pouvons implanter dans l’esprit du lecteur une information ou un sentiment ou encore une émotion à partir du néant.

Maintenant, il faut mettre en mouvement cette intrigue. Un conflit est suffisamment puissant pour donner cet élan parce que le conflit est véritablement ce qui fait avancer l’histoire par l’urgence qu’il crée et les enjeux qu’il exige car s’il n’y a pas d’enjeux, il n’y a pas vraiment de motifs pour expliquer et légitimer le conflit. Entrons donc dans les détails de ce conflit.

Au début de la scène, Anne et Richard s’opposent. Richard est définitivement le méchant de cette histoire. En tant que tel, c’est un être qui dépasse en tous points les autres personnages et en particulier le personnage principal. Nous devons donc maximiser cette force maléfique qui gouverne Richard.

Nous allons lui offrir un contraste puissant par la conviction de Anne d’avoir affaire à un être véritablement diabolique aux actions non moins machiavéliques. Nous la positionnons clairement du côté de Dieu.

La tactique de Richard consistera à renverser la conviction morale d’Anne en lui suggérant que des choses mauvaises peuvent être bonnes.

En étudiant quelques scénarios, vous constaterez que nombre de scènes consistent en un changement de valeur entre le commencement et le dénouement d’une scène. Je vous propose la lecture de ces quelques articles sur Robert McKee :

  • ROBERT McKEE : STORY EVENTS, STORY VALUES ET STRUCTURE
  • ROBERT McKEE : STORY VALUES
  • ROBERT McKEE : LES STORY EVENTS (OU SCENE)

Nous partons donc avec deux valeurs contradictoires : celles d’Anne qui emplissent un monde de certitudes morales résolument tournées vers le bien et celles de Richard qui lui sont diamétralement opposées.
Le conflit s’établira dans les arguments que ces deux personnages se jetteront à la face. Nous assisterons alors à un conflit entre un monde d’absolutisme moral et un personnage à la morale plus ambiguë.

Et comme nous devons être convaincus des intentions de Richard, les propos équivoques qu’il tient à Anne vont dissoudre la claire distinction qu’elle avait entre le vrai et le faux, le juste et l’injuste, la mort et la vie. Et Richard, par son art ténébreux du discours, parviendra à la convaincre que des funérailles peuvent aboutir à un mariage.

Se faciliter le brainstorming

C’est en fait la partie la plus délicate malgré son apparente facilité. Vous mettez en place la structure qui va vous permettre d’obtenir la finalité de votre scène, c’est-à-dire l’effet que vous voulez générer dans l’esprit de votre lecteur.

Nourrissez votre imagination en visionnant le plus de choses que vous appréciez. Faites-vous un catalogue mental de structures qui génèrent des effets et reprenez-les en les modifiant, en les adaptant, en les affinant selon vos propres critères.

Vous n’aurez certainement pas besoin de les noter car les structures et les effets seront alors dans votre mémoire et il suffira d’un rien pour que cela remonte à la surface. Et puis, reprenez ce que dit Robert McKee à propos des Story Values.
Une scène, c’est classiquement un changement de valeurs de l’émotion d’un personnage ou de sa compréhension ou de sa perception du monde.

Identifiez dans la scène que vous projetez d’écrire le personnage qui nécessite de changer et posez-vous la question de savoir ce qui pourrait altérer son émotion ou sa vision du monde à la fin de la scène. Mettez-vous à sa place.

Parmi les solutions possibles, faites usage d’un objet et chargez cet objet d’une signification particulière qui troublera le personnage. Vous pourriez aussi donner une information capitale qui bouleversera le ou les personnages. Et considérez aussi qu’un personnage peut se laisser influencer par un autre et que cette influence peut se fonder sur un mensonge.

D’autres fois, pour permettre à un personnage de prendre conscience que son attitude est ce qui le conduit à sa perte ou qu’en adoptant un nouveau comportement les choses iraient mieux pour lui, vous pouvez mettre en place un personnage qui va refléter le comportement actuel du personnage et par la simple observation lui permettre de se critiquer sincèrement et de changer.

Si vous trouvez que votre scène ne fonctionne pas ou si vous ressentez une insatisfaction ou une frustration en la lisant et en la relisant, allez voir du côté du conflit et clarifiez-le.

Adapter un texte existant

Et de préférence, un texte qui n’a pas encore été porté à l’écran mais tout est possible (s’ouvrir autant de possibilités que l’on peut est la vraie liberté).

Prendre un texte existant a l’avantage de vous donner une structure pour l’intrigue et vous pourriez grandement profiter des choix faits par l’auteur du texte que vous cherchez à adapter.
Et ne croyez pas que ce soit un manque d’originalité : Shakespeare a lui-même adapté la plupart de ses œuvres. Et pensez au nombre de fois que Roméo et Juliette a été adapté.

De toutes les histoires qui pourraient être adaptées pour en faire un scénario, il est certain que vous pouvez choisir celles qui correspondent le mieux à votre vision du monde. Un second avantage est que vous pouvez démonter ce matériau pour en extraire l’histoire singulière que vous pensez voir en lui.

Analyser un texte que l’on apprécie pour l’adapter n’est pas une tâche aride. Il faut découvrir en ce texte tout le potentiel scénaristique qu’il recèle. Plus précisément, il sera tout à fait possible que vous aperceviez dans un texte une idée qui vous correspond et que vous pourriez transmettre à vos lecteurs sachant que cette communication singulière entre vous et le lecteur a pour but de toucher émotionnellement le lecteur.

Extraire une idée d’un texte pour l’adapter ensuite en une histoire complète, cela signifie qu’il faudra couper du texte original tout ce qui pourrait vous faire digresser de ce qui deviendra votre idée.
Ce sera à la fois une entreprise de transformation mais aussi d’épuration des éléments dramatiques non pertinents à votre projet.

Le travail d’adaptation est nécessairement un travail original parce que vous allez faire des choix conscients et indépendants dans cette entreprise de réappropriation d’une idée que vous avez piochée dans le travail d’un autre.
L’originalité émane de votre intention forcément différente parce que votre intention vous est personnelle. Votre idée à vous n’a pas la même intention que celle de l’auteur du texte où cette idée vous est apparue.