Penser le scénario

Penser le scénario, c’est étudier le scénario. Et l’étude de l’art scénaristique (expression un peu paradoxale car le scénario est d’abord un outil de travail et non une œuvre d’art, il est l’œuvre d’un artisan) a trois avantages.

Le tout premier de ses avantages est de se perfectionner dans l’art de conter des histoires. C’est une faculté que nous possédons tous même si parfois nous ne croyons pas être fait pour cette activité, il arrive de nombreuses situations dans la vie au quotidien où nous contons des histoires : dans notre relation aux autres, dans notre travail, dans la vie politique, dans la publicité aussi et même pour endormir les plus petits (ou les masses).

Le second avantage que l’on peut tirer de l’étude d’un scénario est que cela nous permet d’approfondir notre appréciation des films, des téléfilms ou des séries télévisées.
Quant au troisième avantage, l’étude du travail d’autres scénaristes peut grandement vous aider à apprendre à écrire vous-mêmes votre propre scénario.

La structure

A travers les pages de Scenar Mag, nous avons abordé de nombreuses fois la structure. Nous avons mentionné des gourous tels que Syd Field ou encore Blake Snyder. Cela signifie t-il qu’il existe un jeu de formules universelles qui garantit qu’une histoire sera une grande histoire ?

Sans minimiser l’importance d’étudier ces théories, un tel jeu de formules a tendance à occulter une réalité bien plus inspirante : celle du monde dans lequel nous vivons, un monde toujours changeant qui ouvre à l’auteur d’infinies possibilités.

Comment comprendre la structure ? La structure (puisqu’il y a une structure qui étaie chaque fiction) permet à notre esprit de se saisir du monde et d’imaginer différentes trajectoires à travers lui.
Notre esprit est ainsi capable par l’imagination et son processus imaginaire de déployer des manières de conter le monde, celles-ci étant supportées par une diversité de structures.

Cette approche qui ne mise plus sur l’universalité est excitante et libératrice. On ne s’adresse plus à l’imaginaire collectif via une méthode spécifique mais en utilisant un langage spécifique qu’il comprendra. Comment apprendre ce langage ? Comment comprendre comment les histoires fonctionnent dans notre esprit ?

Une histoire est un puissant moyen de communication et il faut apprendre à utiliser cette puissance. Quelle est cette puissance ? Une fiction possède cette magie de bouleverser un lecteur, de l’atteindre au cœur, de le faire réfléchir, de lui permettre de voir les choses autrement et peut être même de devenir quelqu’un d’autre. Car un lecteur est tout comme le personnage principal d’une histoire : un être en devenir, un être possible et une histoire possède cette capacité à nous montrer toutes les possibilités qui s’offrent à nous.

Aristote

Il nous faut reprendre Aristote et sa Poétique.
Je vous renvoie à cette série d’article pour une première approche de cette Poétique :
LA STRUCTURE DU SCÉNARIO ET ARISTOTE

Dans sa Poétique, Aristote a tenté de comprendre en particulier le fonctionnement des tragédies et des comédies. Il a commencé par observer que les tragédies avaient un effet cognitif sur l’esprit du lecteur/spectateur.

Dans le domaine du scénario, je réduirais l’effet cognitif (sans vouloir en dénaturer la portée pour ceux qui voudrait aller plus loin dans la cognition) à tout ce qui peut se produire dans l’esprit : des émotions, des sentiments, un état d’esprit comme la mélancolie ou l’enthousiasme, une manière de penser ou de voir les choses et toutes nos perceptions en gardant à l’esprit que nos sens sont très souvent trompeurs.
Pour un auteur, la cognition est vraiment fondamentale parce qu’elle met en jeu les souvenirs, la résolution de problème (voir à ce sujet la théorie narrative Dramatica), la prise de décision et quelques autres notions qui lui permettront de construire des personnages fouillés ou encore de prendre un archétype et de lui donner une profondeur nouvelle.

Donc, les deux effets cognitifs sur le lecteur/spectateur découvert par Aristote sont ceux-ci :

CHAPITRE VI: Définition de la tragédie. – Détermination des parties dont elle se compose. – Importance relative de ces parties.
II. La tragédie est l’imitation d’une action grave et complète, ayant une certaine étendue, présentée dans un langage rendu agréable et de telle sorte que chacune des parties qui la composent subsiste séparément, se développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen d’une narration, et opérant par la pitié et la terreur la purgation des passions de la même nature.

Pitié et terreur sont les deux effets qu’une tragédie opère sur le lecteur/spectateur. La purgation des passions est connue par la catharsis que l’on peut comprendre sommairement comme une libération.

La question que s’est posé Aristote était de savoir comment pitié et terreur avaient pu être mises en place dans l’esprit du lecteur/spectateur. Comment le lecteur/spectateur en était arrivé à éprouver de la pitié et de la terreur envers un personnage ?
[un autre terme peut-être plus précis en ce qui nous concerne est empathie, c’est-à-dire que nous sommes amenés à ressentir quelque chose envers un personnage, à partager la situation délicate voire désespérée dans laquelle il se trouve, à comprendre ce qu’il ressent par la mise en œuvre de processus tels que nos souvenirs ou autres expériences vécues qui nous permettent d’établir un lien même ténu, de nous identifier avec ce personnage]

Il y a aussi une autre vérité à propos de ces sentiments de pitié et de terreur. Nous ne sommes pas capables de pénétrer intimement dans l’esprit d’autrui. Nous ne pouvons pas nous saisir de cette souffrance qu’il éprouve. Parce que si nous le pouvions, nous pourrions mettre en place une tactique ou une stratégie pour éviter de souffrir aussi.
Ainsi, nous nous sentons constamment en danger et bien que nous soyons à l’abri lorsque nous observons la souffrance d’un être de fiction, cette menace se rappelle violemment à nous ce qui facilite encore le processus d’identification au personnage.

Anagnorisis

Il existe un moment particulier dans une histoire où le héros fait une découverte cruciale. On nomme aussi cette découverte la scène de reconnaissance. Il va y avoir un événement où le héros prendra conscience d’une certaine vérité qui le concerne évidemment.
Il va enfin ouvrir les yeux sur une réalité qu’il avait toujours niée ou refoulée ou refusée. Et cette compréhension soudaine, cette épiphanie est une illumination tragique pour le personnage.

Œdipe par exemple réalise soudain qu’il a accompli la prophétie qu’il a tenté de fuir toute sa vie : qu’il tuerait son père et épouserait sa mère.

Une technique qui permet l’innovation

Lorsqu’on étudie un scénario, il faut s’efforcer de distinguer cet effet cognitif. Lorsque l’effet cognitif est identifié, il faut remonter jusqu’à la structure particulière dans le scénario qui permet cet effet cognitif sur l »esprit du lecteur/spectateur.
Et lorsque vous vous préparerez à écrire votre propre scénario, vous emploierez une technique similaire.

Chez Aristote, c’est de pitié et de terreur dont il s’agit. Vous pourriez envisager n’importe quelle autre émotion ou sentiment et construire la structure qui permettra à cette émotion ou à ce sentiment à émerger dans la psyché du lecteur/spectateur.

Vous pourriez de même vouloir reprendre un effet cognitif que vous avez repéré dans un scénario que vous appréciez, étudier comment cet effet cognitif a été amené et le recréer (ce qui est différent de reproduire) sans plagier ce scénario.
Cette technique vous permet de découvrir la logique sous la surface. C’est une logique toute dédiée à la création et cette saisie singulière vous permettra de comprendre les choix fait par l’auteur du scénario que vous étudiez.

Il ne s’agit donc pas de reproduire ces choix mais d’appliquer la logique qui a abouti à ces choix. Vous conservez ainsi votre capacité à innover en développant votre propre voix tout en vous donnant la liberté de choisir un modèle pour raconter votre propre histoire.

Reconsidérons un moment Œdipe.

La souffrance d’Œdipe est intimement liée à sa destinée. Il y a une force, une volonté impénétrable qui gouverne cette destinée. Des esprits raisonnables discuteraient sur le sujet du libre arbitre et du déterminisme. Cette discussion cependant n’est pas un objet dramatique.

Néanmoins, à l’époque où Œdipe fut écrit, la question de la destinée était bien au-delà du rationnel. L’esprit humain ne pouvait concevoir la destinée autrement que dans le mystère des dieux. Et c’est cette approche mystérieuse de la destinée qui est proprement terrifiante.

Le spectateur antique qui a assisté à la représentation d’Œdipe a observé un personnage littéralement écrasé par une force, une puissance formidable que ce spectateur ne pouvait comprendre ni prévoir. Il a vu Œdipe sombrer dans la folie.

Cette façon d’écrire la tragédie est précisément le modèle que Aristote a su faire émerger de la tragédie telle qu’elle était conçue à l’époque. La terreur ressentie par le lecteur/spectateur se fonde sur la souffrance d’un personnage principal soumis à la volonté implacable d’une force impénétrable faisant de nous les marionnettes d’une destinée que nous ne maîtrisons pas.
Ce sentiment d’extrême vulnérabilité stimule en nous des émotions primaires au même titre que les hommes des cavernes assaillis par la peur d’être dévorés.

Certes, de nos jours, ces sentiments sont archaïques et ne fonctionneraient pas aussi bien qu’à l’époque d’Aristote. Mais nous pouvons reprendre cette notion d’un antagonisme puissant qui dépasse en tous points les qualités du héros. Cela est d’ailleurs conseillé par nombre de théories.

Et la pitié s’invite dans l’équation

D’où vient l’empathie ? Comme dans la vie réelle.
Lorsque quelqu’un se met à nu devant nous, qu’il dévoile ses peurs les plus intimes, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître et de comprendre à notre manière ce qu’il ressent. Nous pensons partager ses angoisses, ses peurs. Et l’on n’y peut rien. Notre esprit est ainsi fait.

A quel moment de la vie d’un personnage de fiction allons-nous partager cette émotion ? Précisément dans la scène de reconnaissance, l’anagnorisis.
Œdipe réalise soudain qu’il est la victime du pouvoir surhumain du destin. Cela réveille ses vieilles terreurs à propos de la prophétie qu’il tuerait son père et épouserait sa mère.

Vous allez aller à la rencontre des intentions d’un auteur que vous allez émuler. Concrètement, vous utiliserez la même technique que lui tout en faisant vos propres choix et vos propres innovations. L’émulation ne dégradera en aucune manière votre créativité. Au contraire, elle vous donne accès à une infinité de manières de raconter une histoire ou du moins d’expérimenter différentes façons de la dire sans vous contraindre dans une formule.