Les Frères Sisters (2018) de Jacques Audiard

Par Seleniecinema @SelenieCinema

Après 7 films, de "Regarde les Hommes Tomber" (1993) à (2015) en passant par son chef d'oeuvre "Un Prophète" (2009), l e meilleur réalisateur français de ces 20 dernières années se lance dans un projet aussi audacieux qu'osé en signant l'adaptation du roman éponyme (2011) de Patrick DeWitt qui s'avère être un... western ! Genre américain par excellence il est assez rare pour un français de se lancer dans un genre par essence même bien loin du style "français". Mais ce n'est pas un projet à l'origine de Audiard, car s'il rêvait depuis longtemps tourner avec des acteurs américains ce sont le couple John C. Reilly et Alison Dickey (productrice et épouse de l'acteur) qui, ayant les droits, ont proposé le film au réalisateur français lors du festival de Toronto en 2015 alors que "De Rouille et d'Os" (2015) était présenté. Audiard accepta donc et, s'il s'agit de son premier film en langue anglaise avec des stars hollywoodiennes il s'est entouré de fidèles comme le compositeur Alexandre Desplat et surtout son co-scénariste depuis "Un Prophète" Thomas Bidegain.

D'ailleurs ce dernier avait fait tourner John C. Reilly pour son film "Les Cowboys" (2015) expliquant sans doute l'approche du couple envers Audiard... L'histoire se déroule en Oregon en 1851, on suit deux frères le cadet Charlie et l'ainé Eli Sisters qui sont devenus tueurs à gages après que Charlie ait tué leur père des années plus tôt. Ils travaillent pour un homme nommé le Commodore. Leur nouvelle mission, trouver un chimiste le torturer pour savoir sa formule qui faciliterait la prospection de l'or et le tuer... John C. Reilly incarne évidemment l'ainé, Charlie est incarné par Joaquin Phoenix. Le rôle court mais qui a son importance du Commodore revient au toujours magnétique Rutger Hauer. Le chimiste est joué par Riz Ahmed et son "ami" par Jake Gyllenhaal, les deux hommes se retrouvant ainsi après (2014) de Dan Gilroy. Gyllenhall retrouve aussi John C. Reilly après "The Good Girl" (2003) de Miguel Arteta... Outre les acteurs notons que Audiard a choisi pour ce film le Chef Opérateur Benoit Debie qui est un fidèle de Gaspard Noé ("Irréversible" en 2002) et Fabrice De Welz "Vinyan" en 2008), le cinéaste désirant insister sur une photographie "proche du conte" en insistant sur le contraste entre lumière et obscurité. L'ouverture du film est en cela particulièrement marquant. Une ouverture où on est plongé dans l'obscurité, une violence qui claque sans qu'on puisse vraiment percevoir et comprendre ce qu'il se passe. Le ton est donné. Par rapport au film les co-scénaristes ont surtout modifié le rapport à la fraternité, en inversant le rôle de l'ainé. Le film se lit sur deux niveaux, la mission en elle-même avec ce paramètre d'alchimiste, puis enfin le lien entre les deux frères et ce passé tragique qui continue à les hanter. Ce parallèle entre l'évolution des frères vis à vis de leur mission envers l'alchimiste est intéressante mais reste au final le petit bémol. En effet, la partie "alchimiste" qui ajoute un côté "fantastique" est trop peu exploité, la mission devient si ce n'est négligeable trop superflu puisque le "fantastique" reste à peine traité. Le côté "psychologique" est plus fouillé mais manque tout de même de fond. On devine la place du Commodore, sorte de nouvelle figure paternelle, mais résumé le passé en deux phrases et un flash-back maladroit laisse comme un goût d'inachevé.

Les enjeux sont pourtant importants (la formule existe-t-elle ?! Que s'est-il passé avec le père ?! Qui est le Commodore ?!... etc...) et si on peut accepter le mystère il manque néanmoins un minimum de fond. C'est là le seul bémol du film, le manque de traitement de fond sur les deux sous-intrigues. Dommage quand on a un tel casting et un tel talent. Audiard offre une mise en scène soigné et stylé, magnifique mis en image et usant à merveille du contraste lumière/obscurité passant ainsi de l'espoir/espérance à la plus noir des violences physiques comme psychologiques. En prime des acteurs magnifiques, même si certains sont un peu sous-exploités, on notera la performance d'un John C. Reilly. Lors de la promo Jacques Audiard déclara être surtout inspiré par Arthur Penn (Little Big Man" en 1970) tout en mettant de grandes réserves quant à Sam Peckinpah (!). Il précise aussi : "Parmi les plus classiques, même chose, je suis plutôt attiré par les oeuvres du crépuscule, qui contiennent la critique de quelque chose - du genre lui-même peut-être : "Rio Bravo", "Liberty Valance", "Les Cheynnes". Dramatiquement, le western est très linéaire, sans suspense, épique. Dans mon travail, je pense avoir été attiré jusqu'à maintenant par des histoires plus tendues, des scénarios plus "efficaces".... Précisons qu'ici Audiard cite un film de Howard Hawks et deux films de ... Et pourtant, malgré toutes ses précisions, son western semble (ironie du sort ?!) bien plus proche d'un Peckinpah qu'un Arthur Penn. En conclusion, Jacques Audiard signe un film d'une richesse évidente avec en prime le plaisir non feint d'avoir un grand réalisateur français tenir la dragée haute aux américains dans un genre bien spécifique. Cependant, si ce film est superbement réalisé avec des acteurs de haut vol, une photographie travaillée il manque un tout petit peu de densité sur le passif psychologique et un traitement plus forte pour l'alchimie de l'intrigue. Une fable du Far-West intriguante et fascinante avec de réelles fulgurances mais on reste sur la sensation que Audiard pouvait faire mieux.

Note :