CANNES 2018 : Journal de bord #2

L’Indochine, Leningrad et Paris sont au cœur de cette deuxième journée cannoise qui donne envie de voyager, dans l’espace comme dans le temps.

Jeudi 11 mai.

Pour cette deuxième journée, c’est à la Quinzaine des réalisateurs que je me dirige en premier lieu, particulièrement curieux à l’idée de découvrir un projet excitant : le nouveau film de Guillaume Nicloux, intitulé Les Confins du monde. Se basant sur une période historique peu traitée par le cinéma (les prémisses de la guerre d’Indochine, au sortir de la Seconde Guerre mondiale), le réalisateur s’offre une fresque historique absolument renversante, dotée d’un scope somptueux qu’il exploite pour créer à chaque cadre une peinture à la composition irréprochable. S’inspirer de l’art pictural est par ailleurs plus que logique pour un film où la guerre est finalement peu présente. L’action est rare, ou expédiée en quelques secondes, pour permettre de s’attarder au contraire sur la stagnation de personnages coincés dans leur garnison, à attendre la mort dans une atmosphère délétère. Guillaume Nicloux joue ainsi brillamment avec la spécificité du médium cinématographique, traduisant une ambiance mortifère par l’absence de mouvement, le tout porté par des acteurs concernés (mentions spéciales à Gaspard Ulliel et Guillaume Gouix).

Si vous avez l’habitude de nous lire, vous savez qu’au Cinéphile Anonyme, on aime défendre le cinéma de genre français. Alors forcément, quand un réalisateur comme Nicloux se lance dans un film de guerre, lui qui a toujours flirté avec des codes de narration bien précis pour les détourner avec d’autres (le cas le plus extrême étant sans doute la base de thriller de L’Enlèvement de Michel Houellebecq se transformant en comédie cannibalisée par l’écrivain du titre), on ne pouvait qu’avoir de grandes attentes. Et si, en s’attachant à la métaphysique de l’auto-destruction que provoque la guerre, il cite des références qui le desservent quelque peu (Apocalypse Now pour ne citer que lui), Les Confins du monde reste une expérience prenante et ambitieuse sur un pan délaissé de notre histoire comme on aimerait en voir plus souvent.

Sur cette agréable surprise, je retourne au Grand Théâtre Lumière pour l’un des films de la compétition : Leto (ou L’Été) de Kirill Serebrennikov. L’absence seule de ce dernier au Festival, pour cause d’assignation à résidence par le gouvernement russe, a suffi à enflammer la Croisette dans un hommage d’autant plus émouvant que son film nous rappelle constamment à cette réalité, en livrant une biographie volontairement romancée de Viktor Tsoï, membre influent de la scène rock underground de Leningrad dans les années 80. Pour un regard d’européen, il est évident que voir les mots « rockeur » et « soviétique » associés sonne déjà comme un oxymore, et le long-métrage s’en amuse par sa mise en scène ultra-stylisée, à grands coups de plans-séquences qui voguent dans des espaces clos, sur une toile de fond qui emprisonne les protagonistes. Il s’agit là de la plus grande réussite du long-métrage, qui n’instaure ses enjeux politiques qu’au début, afin de les laisser évoluer seulement auprès des personnages, et de leurs expériences personnelles.

Leto aurait très clairement pu être un film de petit malin (et il l’est d’une certaine manière, dans certains de ses passages clippesques aguicheurs, bien qu’en parfaite adéquation avec son sujet), mais il privilégie avec tendresse la petite histoire à la grande, et nous fait (re)vivre avec énergie et plaisir la passion pour les icônes du rock et leur impact sur la culture populaire. Néanmoins, un peu à la même manière que Les Confins du monde, Leto fait stagner son récit, le prive d’une progression satisfaisante pour montrer que malgré les efforts des artistes dépeints pour préserver leur liberté, leur impuissance leur est renvoyée en pleine figure. On est alors émus par ces moments où ils réécrivent l’histoire, et illustrent de belles chansons pour plonger dans ce monde factice qui entoure le rock et ses légendes. Leur magie n’en paraît alors que plus touchante, à l’instar de la superbe photographie du film, que d’aucuns jugeront tape-à-l’œil, mais que je préfère voir virtuose.

CANNES 2018 : Journal de bord #2

Mais ce n’est pas tout, et si je me suis un peu défoulé en m’acharnant à vouloir voir quatre films dans la journée, dont un en séance de minuit (mais nous y reviendrons dans un article à part), je vais finir par vous parler de l’autre présentation du jour venant de la Sélection officielle : le retour de l’habitué Christophe Honoré avec Plaire, aimer et courir vite. N’étant pas vraiment fan du travail du réalisateur, tombant régulièrement dans les clichés d’un cinéma pour bobos parisiens autocentrés sur des considérations de vie en marge des réalités sociales, le long-métrage pouvait s’avérer d’autant plus inquiétant qu’il traite des thématiques difficiles de l’homosexualité et du SIDA en plein cœur des années 90. Nécessairement, après le carton critique de 120 battements par minute l’an passé sur un sujet similaire, Christophe Honoré aurait pu être réduit à un doublon involontaire, une compensation malheureuse qui lui ferait défaut. Pourtant, s’il partage des éléments de tonalité avec le film de Robin Campillo, Plaire, aimer et courir vite se rapproche plus de la comédie, et touche par sa galerie de personnages loufoques (à commencer par celui incarné par le génial Vincent Lacoste). Du coup, l’ensemble se forme sur une singularité étrange, une bonhomie élevée par des dialogues ciselés et une envie de constamment tordre le cou à des préjugés sur la représentation de l’homosexualité. Le film n’en oublie pas sa dimension tragique, mais il évite la lourdeur dans laquelle tombait 120 battements avec ses vingt dernières minutes poussives. Leto m’a amené dans les années 80 russes, Plaire, aimer et courir vite a lui su reconstituer à merveille la fausse insouciance des années 90 françaises, une période où les corps déambulent dans la nuit, espérant oublier la peur qui les hante. En bref, un bien beau voyage pour une journée aux multiples destinations.