Dramatica : la théorie expliquée (66)

Par William Potillion @scenarmag

Nous avons commencé dans l’article précédent la traduction annotée du chapitre 18 : La progression de l’intrigue de la théorie narrative Dramatica.
Le sommaire se trouve ici :
DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE 

Continuons l’approche des appréciations progressives.

Les appréciations progressives

Que sont précisément les appréciations progressives ?
Vous les connaissez certainement. Ce sont les actes, les séquences, les scènes et les événements. Des concepts qui ne peuvent que vous être familiers.

Les appréciations progressives ne sont pas semblables à la façon dont nous mesurons le temps en jours, heures, minutes et secondes. Intuitivement, vous savons qu’une minute n’est pas indépendante. Elle n’est pas autonome car elle se niche à l’intérieur d’une heure qui, elle-même est relative au jour.
De manière similaire, cependant, les scènes sont des appréciations qui se produisent à l’intérieur d’un acte.

[Appréciations] : l’appréciation est l’expérience sensible que nous avons de la scène.

Les événements sont relatifs aux scènes qui sont relatives aux séquences qui sont relatives aux actes. En d’autres termes, un événement se produit à l’intérieur d’une scène qui se situe dans une séquence et cette séquence se positionne dans un acte.

Aucun élément dramatique n’est autonome. Chacun porte en soi une sorte de relation identitaire avec l’ensemble dans lequel il réside.
C’est un peu la définition des appréciations qui portent le thème et que nous avons étudié dans l’article précédent.

D’autres notions aussi que nous avons déjà envisagées :

Domaines

Ce terme appartient à la terminologie de Dramatica. C’est un élément qui décrit l’espace narratif dans lequel n’importe laquelle des quatre lignes dramatiques (ou Throughlines) existe.
Il y a effectivement quatre lignes dramatiques dans une histoire (selon la pensée de Dramatica). Chacune de ces lignes représente une perspective différente qui s’inscrit dans la structure de cette histoire.

Les domaines sont abordés au chapitre 13 : Les descriptions de domaines
DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (51)
DRAMATICA : LA TH�ÉORIE EXPLIQUÉE (52)
DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (53)
DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (54)
DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (55)

Overall Story Throughline

Un auteur ne peut mettre en place une argumentation promouvant une solution s’il n’a pas à priori identifié le problème.
Les problèmes peuvent raisonnablement appartenir à quatre catégories :

  1. La situation
  2. L’activité
  3. Un état d’esprit
  4. Une manière de penser

Ces catégories sont les classes dans la terminologie de Dramatica.

  1. Universe
    C’est la situation. Elle représente un état extérieur.
  2. Physics
    C’est l’activité. C’est un processus extérieur, c’est-à-dire une méthode, une manière de procéder, des règles à suivre ou une suite d’actions.
  3. Mind
    Mind est l’état d’esprit. C’est une attitude figée tels qu’un préjugé, des idées toutes faites… C’est un état interne.
  4. Psychology
    C’est une manière de penser et un processus interne. C’est aussi un comportement, une attitude, une manière de conduite. Sous Psychology, il est possible d’aborder des problèmes éthiques, par exemple. Il fut un temps où Dramatica dénommait cette classe Manipulation car effectivement, c’est sous cette classe que sera exploré l’arc dramatique d’un personnage, c’est-à-dire l’évolution ou le changement que connaîtra une attitude arborée par le personnage au début de l’histoire et qui sera altérée au cours de celle -ci.
    Manipulation décrit en quelque sorte la malléabilité d’un trait de caractère qui demande à être façonné au cours de l’histoire. Alors que Mind désigne davantage des comportements, des postures, des convictions… un état d’esprit qui ne changera pas. A travers Psychology, il est exploré aussi non seulement le changement possible mais à savoir si ce changement sera profitable ou non pour le personnage. Rien ne présage du meilleur ou du pire.
Qu’est-ce qu’un problème pour Dramatica ?

Un problème est la cause sous-jacente de toutes les difficultés de l’histoire. Nous avons déjà vu que les quatre classes se subdivisaient en quatre types, que ceux-ci se divisaient en quatre variations de type et que chaque variation de type se subdivisait elle aussi en quatre éléments de caractérisation (qu’on peut assimiler à des traits de personnalité mais Dramatica va plus loin).

Il y a en tout 64 éléments de caractérisation. Je consacrerai le prochain article à un rappel de ces 64 caractéristiques. Pour le moment, il faut savoir que parmi ces 64 éléments, il  y en a un seul qui décrit l’essence (ou la nature) du problème de l’histoire.

Ce problème est incarné par un personnage. L’élément retenu permet alors d’identifier ou le personnage principal ou l’Influence Character.
Ces deux personnages subjectifs sont nécessaires à l’histoire. Il faut savoir que l’Influence Character peut être l’antagoniste (l’antagonisme est une fonction donc l’antagoniste est considéré comme un personnage objectif).

Maintenant, l’élément retenu implique que le personnage principal qui est caractérisé par cet élément est le seul à pouvoir résoudre à la fois le problème de l’histoire et le problème de la relation qui existe entre lui et son Influence Character.

Selon notre hypothèse, il appartiendrait au personnage principal de résoudre le problème qui existe entre lui et l’antagoniste (dans la relation qui les unit) et du même coup, le problème de l’histoire.

Revenons à l’Overall Story Throughline. Nous avons vu dans l’article précédent qu’une histoire se comprend selon quatre perspectives, quatre domaines de considérations qui permettent de saisir une vue d’ensemble de l’histoire. Ces quatre domaines de considérations ou quatre classes sont influencés par le problème..

Une seule de ces quatre classes s’avérera en fin de compte être la source où puisent les racines du problème. Et partant, le lieu où il devra être résolu.
L’Overall Story Throughline est la ligne dramatique qui décrit comment tous les personnages de l’histoire ont été rassemblés autour d »un problème. En choisissant cette ligne dramatique, l’auteur met en place un arrière-plan qui servira de fondement à l’histoire contée. Par conséquent, l’influence de cette ligne dramatique est ressentie tout au long de l’histoire.

Si la classe retenue est Universe, l’histoire parle d’une situation inacceptable. C’est l’environnement externe qui est vu comme problématique. Ce pourrait être par exemple des conditions de travail déplorables (la vie des mineurs au dix-neuvième siècle, par exemple).
Ce pourrait être des personnages coincés dans un navire qui coule. Un personnage pourrait se réveiller et découvrir qu’il est quelqu’un d’autre. Le personnage pourrait vivre près d’un orphelinat et être tenu éveillé toutes les nuits par des cris déchirants. Universe décrit une situation intolérable.

L’Overall Story Througline sera encore mieux décrites par les types de la classe (pour Universe : Past (le passé), Present (le présent), Progress (comment les choses changent ou sont en train de changer) et Future (le futur)). Ces types seront d’une importance capitale pour tous les personnages concernés par cette ligne dramatique de l‘Overall Story Throughline.

Si la classe retenue est Physics, il s’agit d’une activité qui a besoin d’une solution. Cette activité pourrait par exemple décrire l’effort pour voler les bijoux de la Couronne ou bien pour conquérir l’amour d’une jeune femme.
Ce peut être les efforts du personnage principal dans sa tentative de retrouver un frère disparu sur un champ de bataille ou bien encore la quête d’une somme d’argent pour acheter cet orphelinat pour que cesse les cris déchirants…

Concernant l’orphelinat, il faut déterminer si ce sont les cris déchirants sur lesquels se concentre le personnage car dans ce cas, c’est la classe Universe qui est sollicitée. C’est l’environnement qui est problématique.
Au contraire, si le personnage se met en tête de se procurer de l’argent pour acheter l’orphelinat (ou sauver sa fille qui doit être opérée dans un pays lointain), c’est sur l’activité que l’on pose le focus.

La classe est la première analyse que l’on fait d’un problème. Celui-ci a cependant besoin d’être affiné. Les types qui correspondent à cette classe Physics (Doing, Learning, Understanding, Obtaining) décrivent davantage les valeurs que tiennent les personnages et d’après ces valeurs, la nature du problème qui les préoccupent.

Les classes Mind et Psychology fonctionnent de la même manière. Mind décrit un état d’esprit. Ce peut être un préjugé, un manque d’estime de soi si le personnage s’en est convaincu. Ce peut être aussi de nier la valeur des désirs d’autrui. Mind est une attitude figée.
En adoptant cette classe pour l’Overall Story Throughline, cette attitude intransigeante sera le problème au cœur des préoccupations de tous les personnages participant à cette ligne dramatique.

Notez que Mind ne décrit pas ce que c’est que d’être dans une attitude figée et incapable d’en démordre. C’est l’intransigeance elle-même qui est explorée. Comme les conséquences d’un préjugé racial sur une personne de couleur ou bien de cataloguer quelqu’un pour ses convictions religieuses.
Les types de cette classe –  [Memory (essentiellement des souvenirs ou des réminiscences), Preconscious (ce sont des réponses immédiates, impulsives), Subconscious (ce sont nos motivations et nos désirs les plus profonds, les plus authentiques), Contemplation (c’est-à-dire un problème de réflexion ou raisonnement menant à de fausses conclusions)] – décrivent mieux la nature du problème qui préoccupe le ou les personnages.

Une ligne dramatique basée sur la classe Psychology décrit des histoires où les personnages prennent trop de risques, sont égocentriques ou font peu de cas de situations sérieuses. En fait, Manipulation fut le premier terme employé par la théorie pour décrire cette classe. En effet, il s’agit davantage de perception.
La réalité est altérée par la perception qu’en a le personnage. Il manipule les informations qu’il recueille, cherche à en déduire des conclusions qu’il se met à croire mais il s’avère en fin de compte que ce raisonnement basé sur des données sensibles le mène à de fausses conclusions d’où des prises de risques inutiles ou bien un jugement erroné sur la réalité de la situation.

C’est comme si le personnage se repliait sur lui-même (d’où l’idée d’égocentrisme) parce que son entourage (du moins la majorité des personnages qui font partie de son cercle de vie) ne le suive pas dans cette impasse.
Mais le personnage est pourtant convaincu. Il va donc chercher à manipuler autrui (Manipulation couvre plusieurs sens que Dramatica n’hésite pas à évoquer pour expliquer la classe Psychology) pour les convaincre néanmoins du bien-fondé de son raisonnement.

L’auteur qui emploie la classe Psychology cherchera à montrer objectivement cette manière de penser et ses conséquences. Il place ainsi son lecteur dans une position d’observateur. Dans le cadre de l’Objective Story Throughline, le problème de tout un chacun viendra des manières de penser et de leurs conséquences (en particulier des tentatives de manipulation sur autrui).

Les types de la classe Psychology ;
Conceptualizing qui consiste à développer un plan, à visualiser comment une idée existante peut être implémentée dans la réalité (dans le concret). Conceptualizing a un aspect pratique. On ne se contente pas de contempler une idée. Elle est avant tout pragmatique.
Pour conceptualiser, on doit d’abord développer un modèle mental pour rendre manifeste cette idée. L’intention de ce modèle est d’avoir des retombées réelles. Par exemple, on peut avoir l’idée d’une maison spacieuse. Mais pour concrétiser cette idée, on doit imaginer tout ce qui va en permettre la réalisation. C’est-à-dire des fondations au grenier.

Being, c’est adopter temporairement un style de vie. Cela consiste en quelque sorte à jouer un rôle. En fiction, ce style de vie temporaire décrit les conditions d’une existence singulière. Mais cette existence ne correspond pas à la véritable nature de ce qui existe. En d’autres termes, l’existence est différente de l’essence.
Mais peut-on vraiment changer la nature d’une chose ? Lorsqu’on emprunte certaines apparences pour vivre, c’est une duperie, un mensonge que l’on se fait à soi-même.

Ou bien encore parce qu’il s’avère nécessaire de jouer un rôle (social par exemple) afin de mener à bien un but, une intention. Par ailleurs, tant que ce rôle n’affecte pas en bien ou en mal la personne (d’ailleurs, on pourrait même étendre à une chose), il ne convient point de ne pas considérer que cette personne ou cette chose sont ce qu’ils apparaissent être.
Les histoires parlent souvent de ces personnages  qui veulent être quelque chose sans pour autant changer leur nature. Néanmoins, Being implique que tous les éléments qui permettent à un personnage de jouer un rôle ne soient pas fallacieux. Tous ces éléments sont déjà dans le personnage. Being n’est pas une imposture. C’est une façon sincère d’être au monde mais qui ne correspond pas à la véritable nature de l’être.

En revanche, ce n’est pas le cas avec Becoming. Il faut au préalable comprendre que la théorie narrative Dramatica ne possède pas l’expression arc dramatique dans son vocabulaire. Ce serait plutôt de changer sa nature dans le sens de parvenir à une identité avec quelque chose. Alors que Being se rapporte davantage à donner une façade de soi-même (à autrui comme envers soi-même).
Pour prétendre à changer, on ne peut se contenter de singer tous les traits de ce que l’on aspire à devenir.

De plus, cela implique aussi de se désaliéner de tous ces traits que nous arborons et qui sont incohérents ou contradictoires avec ce que l’on veut devenir. Abandonner une part de soi-même est certainement ce qu’il y a de plus difficile dans Becoming et c’est  probablement la raison qui pousse un personnage à jouer un rôle (Being) sans jamais chercher à changer sa nature (au sens de Dramatica).

Le dernier type de la classe Psychology est Conceiving. Cela signifie avoir une idée. Ou plutôt concevoir une idée, c’est-à-dire la mise en branle du processus qui permet l’idée. Ce peut être par exemple une invention, une innovation.
Souvent, le besoin d’inventer des choses provient de la nécessité. Prenons comme exemple l’invention de la lampe. Avoir l’idée de cette lampe est Conceiving. Par contre, faire la différence entre  une lampe incandescente et une lampe fluorescente relève de Conceptualizing, c’est-à-dire la réflexion qui a permis l’implantation de l’idée de la lampe fluorescente dans le concret.

Conceiving est avoir l’idée. Conceptualizing est d’actualiser cette idée. Avoir une idée n’est pas une condition à priori pour l’actualiser cependant. Une technique dramatique assez commune est de permettre à un personnage d’avoir une image mentale assez précise d’un objet ou d’un arrangement qui détient la solution du problème.
Par exemple, il peut soudain réaliser que plusieurs des informations qu’il a glanées jusqu’à présent font sens lorsqu’ils les assemblent toutes.

Et la solution du problème de l’histoire apparaît clairement. Mais il ne sait pas que la solution doit passer par Conceptualizing. C’est-à-dire qu’il vient de comprendre la solution mais il ne possède pas encore les moyens qui lui permettront de la projeter dans l’expérience.
En fait la solution n’a pas à être inventée. Elle existe déjà. Il suffisait mentalement de la mettre en pratique. Par contre, il faut inventer les moyens de l’atteindre.

Problème ou désir ?

Il est important de garder à l’esprit que les histoires ne sont pas tant à propos d’un problème qui existe mais (et c’est tant mieux pour le lecteur) à propos d’un désir qui doit être comblé, accompli.
Dans le prochain article, nous continuerons nos explications de vocabulaire avant de reprendre les appréciations progressives.