LE MUSÉE DES MERVEILLES : Rencontre avec Todd Haynes

Par Le Cinéphile Anonyme @CinephilAnonyme

A l’occasion de la sortie de son nouveau film Le Musée des merveilles, le Cinéphile Anonyme a eu la chance de s’entretenir avec le passionné et passionnant Todd Haynes lors d’une table ronde, durant laquelle le réalisateur a su instaurer une ambiance doucereuse digne de sa filmographie. En bref, un instant magique que l’on est ravi de vous partager.

Quelle est l’origine de ce film, qui semble quelque peu éloigné du reste de votre œuvre ?

Todd Haynes : Je ne le trouve pas si éloigné que ça, à part pour le fait que c’est un film où l’on peut amener ses enfants. Mais sinon, c’est un film qui parle de cinéma, qui traite de plusieurs périodes historiques et qui est formellement difficile à mettre en place, à cause de ces deux histoires qu’il faut juxtaposer. Cela appelle à un pur langage cinématographique comme vecteur principal de la narration. Ces histoires reflètent un intérêt pour le cinéma et pour la forme cinématographique que l’on retrouve dans la plupart de mes films. Mais le script est venu à moi grâce à ma costumière Sandy Powell, qui a designé les costumes sur mes films depuis Velvet Goldmine. Elle est devenue amie avec Brian Selznick (l’auteur du livre à l’origine du Musée des merveilles, ndlr) lorsqu’elle travaillait sur Hugo Cabret, qui est adapté de l’un de ses romans. Elle a lu le scénario et a pensé à moi. Mais Brian pensait que je ne serai pas intéressé par le projet. Il avait tort (sourire).

Pratiquement tous vos films traitent du dysfonctionnement d’une famille et la condition des enfants dans une telle situation. Était-ce différent cette fois-ci de prendre le point de vue de l’enfant et non des parents ?

T.H. : Ça l’a été. C’est quelque chose que j’avais approché dans un court-métrage qui s’appelle Dottie Gets Spanked, que j’ai réalisé en 1993 entre Poison et Safe. C’est un film de trente minutes pour PBS, qui prenait le point de vue de l’enfant, mais le film n’est pas adapté pour un public jeune. Mais dans Dottie comme dans Le Musée des merveilles, le récit montre comment les enfants trouvent une certaine créativité, des centres d’intérêt artistiques pour compenser leur solitude. Ils sont aussi rendus étrangers à leur vie et au monde, tout en trouvant un guide dans cet instinct créatif. On le voit particulièrement dans le cas de la jeune Rose (Millicent Simmonds, ndlr). Son savoir-faire et sa curiosité l’emmènent là où elle doit aller, et quand on la retrouve des années plus tard, et qu’elle s’est trouvée une vie et une façon d’appliquer cet instinct créatif, on décèle l’une des clés du film.

La musique du film prend immédiatement une place importante, surtout dans cet univers où les personnages principaux sont sourds. Comment s’est déroulée votre nouvelle collaboration avec Cartel Burwell ?

T.H. : Je crois que c’est le film le plus complexe et énorme pour lequel il a travaillé, tout simplement à cause de la place importante de la bande-originale au sein du métrage. Ça représente environ 85 minutes de musique, ce qui est beaucoup, même pour un film pour enfants, où la musique a souvent une place prépondérante. C’est en grande partie à cause de la partie de l’histoire en noir et blanc, pensée en hommage au cinéma muet. La musique doit la porter et nous savions très tôt qu’elle jouerait un rôle particulier. Mais je savais aussi qu’elle devait se répandre sur la période seventies, afin d’être un pont entre les deux voix du film. Même si la tonalité et l’instrumentalisation ne sont pas les mêmes, nous avons longtemps parlé de la bande-originale avant le tournage, ce qui n’est pas habituel, sachant qu’elle allait être un personnage à part entière. Mais c’est vraiment au montage que la musique a été essentielle. C’est la première fois que cela m’arrive. Pour la partie noir et blanc, il m’était impossible de penser une coupe entre deux plans sans musique, pour trouver la rythmique d’une scène sans dialogues. Avec mon monteur, nous avons donc sélectionné de la temp music, ce que je fais toujours, mais pas aussi tôt dans le processus créatif. On le fait souvent après le montage image, alors qu’ici, nous l’avons fait avant. Le film s’est donc construit sur la musique, même lorsque les morceaux de la bande-originale n’étaient pas composés. Puis, nous avons amené ce montage à Carter, ce qui est toujours un challenge pour un compositeur, parce nous avons déjà commencé à être addicts aux choix que l’on a faits avec la temp music. Je pense que l’expérience a été excitante et gratifiante pour lui, mais cela a demandé énormément de travail.

Certains s’accordent pour dire qu’il s’agit de votre film le plus expérimental. Êtes-vous d’accord avec cela ?

T.H. : C’est intéressant parce que beaucoup pensent l’inverse, puisqu’il s’agit d’un film construit sur le point de vue d’enfants. Mais au vu des expérimentations visuelles, notamment dans le parallèle entre les deux époques, je pense qu’il s’agit de mon film le plus expérimental. D’une certaine façon, cette histoire raconte le voyage de deux enfants à travers la même ville. Et si les deux récits sont complètement antithétiques, ils reposent tout deux sur la simplicité. Je crois que Fassbinder a dit : « Les histoires les plus simples sont les plus vraies. » Cette absence de fioritures permet aux deux époques de fonctionner en miroir. Du coup, il est possible de dire que le long-métrage est radical parce qu’il est limité au langage cinématographique le plus basique. Il y a très peu de dialogues, parce que les dialogues ne font pas avancer un film. C’est le montage, la photographie, la musique et la mise en scène des deux histoires qui le permettent. Et d’épurer de cette manière le film était très excitant, mais il a fallu que tous mes collaborateurs m’accompagnent dans cette démarche. Il ne fallait pas se contenter de laisser nos stars porter l’émotion, mais d’avancer à travers le langage filmique. Et cette coopération créative que j’ai avec mes collaborateurs était essentielle pour réussir le film.

Vous décrivez le film comme un « acid trip » pour les enfants. Vous pouvez l’expliquer ?

T.H. : C’est parce qu’il s’agit d’un film sur le voyage dans le temps, et à chaque fois qu’on change d’époque avec un cut, le continuum espace-temps est perturbé. C’est un long-métrage sur le contrôle du temps, et son enfermement, qui est représenté à travers le musée. Il interroge sur la façon dont on préserve le temps et les histoires des espèces. On met des animaux empaillés dans une recréation de leur habitat, que l’on met en scène. On les place dans des boîtes afin de les suspendre dans le temps. Les boîtes sont intéressantes parce qu’elles sont de petites tombes, mais représentent aussi le ventre maternel. Et les enfants aiment les boîtes. Ils aiment grimper dans des boîtes, ou s’en créer une avec les coussins du canapé, pour en faire une maison, ou reproduire le ventre dont ils viennent.

On peut parler d’un pattern freudien.

T.H. : Oui, dans le cas de Ben (Oakes Fegley, ndlr), il est hanté par des rêves, qui se révèlent être des souvenirs. Il les a refoulés, alors qu’ils représentent la réponse à ses questions, qui incarnent la mort. Puis, il est propulsé dans son aventure, qui le mène tout droit à la confrontation de ces événements refoulés. C’est sa manière de se confronter à la mort.

Le film est assez ambigu sur son usage du son. A la fois, il en fait un brillant usage pour créer de l’émotion, et d’un autre côté, avec la partie en noir et blanc, il montre que le septième art a peut-être perdu quelque chose avec l’arrivée du parlant, comme on peut le voir lorsque le personnage de Rose est horrifié de voir que son cinéma va bientôt être équipé pour ce nouveau procédé. Quelle est votre position sur la place du son ?

T.H. : L’une de mes missions en tant que réalisateur était de regarder en arrière, de revenir à l’époque du muet. Et l’on réalise que la tradition du médium, en particulier à la fin des années 20, avait atteint un niveau de sophistication très prononcé et spécifique, où chaque pays avait une approche différente, et offrait une contribution stylistique, narrative et formelle, que ce soit dans le domaine le plus expérimental ou dans des propositions de cinéma plus linéaires. D’une certaine façon, tout ce que l’on a pu voir dans un film, avait déjà été créé à cette époque. Du coup, j’ai l’impression que nous ne nous sommes jamais améliorés à partir de là. Pour moi, je vois un parallèle étrange avec l’âge de ces enfants, qui approchent de la puberté. Leur façon de comprendre le monde repose sur leur savoir de la vie, et sur l’accumulation de connaissances, qui atteignent un certain niveau de sophistication à douze ans, juste avant la puberté. Je pense que plus jamais, nous ne sommes aussi intelligents et lucides, presque de la même manière que le cinéma n’a jamais été aussi intelligent, lucide et sophistiqué qu’à cette période, juste avant l’arrivée du parlant. Peut-être que le son et les hormones ont une sorte de lien (rire).