Dramatica : la théorie expliquée (58)

Nous allons aborder le chapitre 15 de la théorie narrative Dramatica. Nous avons vu jusqu’à présent les éléments du thème. Maintenant, il s’agit de les mettre en mouvement. En d’autres termes, il s’agit de leur donner une liaison organique.

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DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE

CHAPITRE 15 : THÉORIE APPROFONDIE DU THÈME
L’argument thématique

Ce qui fait progresser le thème (tout au long de l’histoire) est l’argument thématique.
Un argument est synonyme de débat. Pourquoi alors un tel débat ? Parce que le lecteur n’acceptera pas d’emblée (dans la plupart des cas) le point de vue de l’auteur sur la solution qu’il propose concernant un problème.

Le lecteur veut vraiment que l’auteur le convainque. Il veut apprendre quelque chose d’utile dans la vie réelle tout en passant un bon moment dans le même temps. Il faut que l’auteur parvienne à toucher le cœur de son lecteur.

La prémisse et l’argument thématique

L’une des tentatives les plus familières pour décrire la nature de l’argument thématique se fonde sur le concept de prémisse. Une prémisse habituellement prend cette forme :
Une activité ou un trait de caractère spécifique chez un personnage mène à un résultat ou une conclusion particulière.
Par exemple : La cupidité mène à l’autodestruction.

Une prémisse peut être très utile pour décrire sommairement un argument thématique mais elle donne peu d’informations sur la façon dont cet argument doit procéder. Par exemple, il existe de nombreuses manières pour la cupidité de mener à l’autodestruction d’un individu.

De plus, chacune des quatre lignes dramatiques possède son propre point de vue sur la nature thématique du problème. Et donc, chacune a besoin de son propre argument thématique (comme si chacune des lignes dramatiques cherchait à défendre sa propre idée du problème).
Si la cupidité mène à l’autodestruction, est-ce vraiment un problème qui concerne tous les personnages ou seulement le personnage principal ? ou bien seulement l’Influence Character ? ou bien encore cela décrit peut-être la nature et l’aboutissement de la relation entre le personnage principal et l’Influence Character ?

Nous n’avons pas avec la prémisse suffisamment d’informations pour déterminer cela. En conséquence, la prémisse traditionnelle est parfaite pour résumer une histoire mais aide peu l’auteur à créer un argument thématique.
Le point de vue de Dramatica sur l’argument thématique ne se fonde pas seulement sur un seul conflit thématique. Chacune des lignes a son propre conflit thématique que nous avons abordé lors du chapitre 14 (sur le concept de portée, en particulier).
Voir à ce sujet :
DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (56)
DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (57)

La portée forme elle-même l’un des côtés du conflit thématique. Son contrepoint forme l’autre. Dans la structure thématique de Dramatica ne figure pas la cupidité, mais nous y trouvons Self-Interest.
Pour rappel, voici cette structure thématique (ce sont les variations de types) :
DramaticaNous vous conseillons de lire ou de relire le chapitre 12 de la théorie.
DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (30)

Le contrepoint de la portée (dans notre exemple, Self-Interest) est la variation dynamiquement opposée (c’est-à-dire en diagonale) et laquelle est Morality. Ainsi, la prémisse d’un argument thématique portant sur la cupidité pourrait être le conflit thématique émanant de
Self-Interest contre Morality.

L’avantage du conflit thématique est qu’il énonce clairement les deux aspects de l’argument thématique. La portée et son contrepoint doivent s’affronter tout au long de l’histoire si l’auteur veut faire valoir son point de vue (c’est-à-dire qu’il expose que soit Self-Interest, soit Morality est meilleure que l’autre).

L’élément d’une prémisse classique est ce qui décrit un mouvement d’un état à un autre par exemple. Habituellement, c’est un verbe d’action qui le caractérise.
Dans La cupidité mène à l’autodestruction, cet élément qui indique un mouvement est mène à. D’autres fois, des verbes comme empêcher ou éviter, créer ou entraver… tous mots ou expressions qui désignent la relation entre un thème ou un sujet (par exemple la cupidité) et une conclusion (l’autodestruction par exemple).

Mais ceci décrit seulement ce qu’un lecteur comprend à la fin de l’histoire mais ne donne aucun indice sur la façon dont cette compréhension se développera lorsque l’auteur crée son histoire.
Pour cette raison, le concept d’argument thématique selon la théorie Dramatica se comprend comme un conflit thématique et non pas seulement comme un thème. Cet argument thématique supporte l’auteur lorsqu’il crée les scènes ou les événements au gré de sa muse dans lesquels la portée est mise en balance avec son contrepoint.

Toutes les fois où la portée ou son contrepoint sont illustrés, ce peut alors être une nuance de gris et non une stricte question de bien contre le mal. Par exemple, en reprenant Self-Interest, une série de scènes pourrait présenter des scènes qui pourraient être d’abord modérément positives, puis en grande partie négatives, puis légèrement négatives puis ensuite tout à fait positives.
A la fin de l’histoire, le lecteur peut alors se remémorer ces scènes, en faire une synthèse ou tenter d’en peser le pour et le contre.

Pour rappel, la portée et son contrepoint ne devraient pas figurer dans les mêmes scènes. La portée a ses propres scènes et son contrepoint s’expose aussi dans ses propres moments.
De manière similaire, le contrepoint de Self-Interest, c’est-à-dire Morality, peut être dans ses propres scènes soit largement positif, ensuite modérément positif, puis largement négatif et pour finir à nouveau largement négatif. Et à la fin de l’histoire, le lecteur se saisira de toutes ces scènes où le contrepoint est apparu et déterminera de lui-même si Morality en elle-même est une chose positive ou négative.

Le lecteur cependant ne résout pas consciemment cette sorte de moyenne. Il est néanmoins affecté par des jugements de valeurs qui se superposent et que l’auteur provoque en lui. En fait, le lecteur est constamment en train de poser la portée en regard de son contrepoint mais sans véritablement raisonner. Et à la fin de l’histoire, il s’oriente davantage vers l’un des deux.

L’avantage de cette approche est qu’un auteur n’a pas à être trop radical en disant seulement des choses négatives au sujet d’un des aspects du conflit thématique et seulement positive concernant l’autre aspect. Un lecteur sera bien plus ouvert à un argument émotionnel équilibré où les décisions sont rarement manichéennes.

Puis, comme cela se reflète d’ailleurs dans la prémisse, le lecteur voudra connaître les conséquences ultimes d’adhérer à l’un des standards de valeur plutôt qu’à l’autre.
La terminologie employée par Dramatica que nous parsemons depuis le début de cette série d’articles ne désigne en fait qu’un grand ensemble de valeurs suffisamment génériques pour que chacune de ces valeurs puisse couvrir le plus grand nombre d’exemples possibles. C’est ainsi que Dramatica ne considère pas que la cupidité (par exemple) soit suffisamment porteuse de sens alors que le Self-interest qui en général se concentre sur l’individu peut pointer vers des valeurs plus spécifiques comme la cupidité (Self-Interest devient un signifiant c’est-à-dire une chose qui représente et la cupidité pour notre exemple est le signifié, c’est-à-dire la chose représentée).
Mais Self-Interest n’est pas seulement une idée foncièrement négative puisque Dramatica y voit aussi une glorification de l’individualité comme une résistance à l’oppression.
L’idée de ces valeurs retenues par Dramatica dans ses quaternités est que ces valeurs ne soient pas en soi ni positive, ni négative. Elles ne sont pas censées orientées un jugement de valeur comme de dire au lecteur qu’une chose est bien ou qu’elle est mal. Elles permettent de poser une série de faits à travers les événements au cours de l’histoire et c’est seulement la réminiscence de ces faits à la fin de l’histoire qui permet à un lecteur de se déterminer émotionnellement (plus que par raisonnement d’ailleurs) quant à quelle valeur est préférable.
Dramatica néanmoins ne pouvait pas poser comme cela ces 64 valeurs ou éléments. Il fallait donc les classer comme le montre le tableau ci-après.

Dramatica

Dans notre prémisse d’exemple La cupidité mène à l’autodestruction, nous avons comme conclusion (ou conséquence) de la cupidité, l’autodestruction. L’autodestruction ne fait pas partie du tableau des 64 éléments mais elle peut être interprétée comme un échec de ses objectifs ou comme une perte émotionnelle comme la perte d’un amour, par exemple.
Si l’autodestruction ne fait pas partie du tableau des 64 éléments, c’est parce que la conclusion ne fait pas partie du conflit thématique. Elle en est la conséquence. C’est un choix de l’auteur.

Dramatica voit les objectifs et les désirs comme deux choses différentes.
Habituellement, l’objectif et le désir sont confondus. Avoir un objectif, avoir un but, c’est désirer quelque chose. Ainsi, il est plus facile de distinguer le désir et le besoin. Le désir est extérieur au personnage. Il désire accomplir quelque chose. Le besoin, quant à lui, est personnel au personnage. Ce serait par exemple le besoin de vaincre sa lâcheté ou sa timidité maladive pour réaliser ce dont il a le plus envie comme de déclarer sa flamme à cette jeune fille qu’il a aperçue.

Or Dramatica considère que l’objectif est lié à la raison et le désir a tout avoir avec l’émotion. Ainsi, jusqu’à quel point nous réussissons nos objectifs détermine notre degré de satisfaction.
Néanmoins, être satisfait d’avoir plus ou moins accompli un objectif n’implique pas que nous ayons répondu à notre besoin de complétude. Et c’est là que Dramatica marque la différence. Il y a un degré de satisfaction lié à la réalisation plus ou moins étendue d’un objectif et il y a un degré de complétude lié à un épanouissement personnel d’avoir plus ou moins accompli un objectif.

Donc une chose que nous avons besoin de savoir à la fin d’un argument thématique est jusqu’à quel point un objectif est une réussite ou un échec et comment nous pouvons considérer que les choses sont plutôt bien ou plutôt mal.
Par exemple, on pourrait dire qu’effectivement nous avons réussi un objectif que nous nous étions fixés mais en contrepartie, nous avons dû sacrifier certaines choses. Donc, il est bien que nous ayons réussi mais le prix à payer vient nuancer cette position.

Ce degré de satisfaction, c’est-à-dire le succès ou l’échec d’un objectif et le degré de complétude, c’est-à-dire si les choses finissent plutôt bien ou plutôt mal pour le personnage seront progressivement déterminés au cours de la narration.
L’appréciation thématique du succès, de l’échec, du bien et du mal indique simplement où la conclusion se positionne. Ainsi, il y a deux aspects différents de la conclusion d’un argument thématique selon Dramatica :

  1. Son aboutissement. Est-ce une réussite ou un échec ?
  2. Et un jugement. Est-ce bien ou mal ?

Fort de ces considérations, nous pouvons voir que quatre conclusions générales sont possibles :

  1. Une conclusion qui met en avant un succès et le bien. Ce serait alors un Happy Ending.
  2. Une conclusion qui privilégie l’échec et le mal. Et ce serait alors une tragédie.
  3. Une conclusion qui est certes un succès mais qui insiste sur le mal. Il s’agit alors d’une tragédie personnelle.
  4. Une conclusion qui est un échec mais qui avantage le bien (comme une sorte de gratification). C’est alors un triomphe personnel.

Il est important de noter que dans le cas d’une histoire qui met en avant un triomphe personnel (le bien dans l’échec) ne signifie pas que l’échec est une bonne chose en soi. Cela veut simplement dire que malgré le manque de satisfaction dû à l’échec, le sentiment qui ressort de l’histoire est satisfaisant.
Par exemple, dans Rain Man, Charlie échoue à récupérer l’héritage de son père. Mais il surmonte la haine qu’il éprouve envers lui. C’est un triomphe personnel.

De même, dans une histoire où le succès s’accompagne du mal comme dans Les vestiges du jour de Kazuo Ishiguro, Stevens réussit à maintenir Darlington Hall dont il est le majordome contre vents et marées. Pourtant, à la fin, il se sent seul et vide. C’est une tragédie personnelle.

Nous continuerons ce chapitre 15 de la théorie Dramatica  dans le prochain article.