CE QUI NOUS LIE : Rencontre avec Cédric Klapisch

Après sa trilogie du voyage (L’Auberge Espagnole, Les Poupées Russes, Casse Tête Chinois), le plus européen des cinéastes français nous offre une plongée au cœur des vignes bourguignonnes. Dans une jeune fratrie d’héritiers du domaine familial au décès du père, tous vont devoir apprendre à devenir adulte tout au long de l’année à venir et à mesure que progresse le passionnant processus de fabrication du vin, filmé sur quatre saisons. Un film rare, dense, simple et complexe à la fois. Rencontre avec un réalisateur du réel et de la poésie et qui nous parle aussi de Cinétek, une très bonne idée.

Le vin, la famille, la nature, le temps qui passe sont autant de thèmes du film qui en font la force. Mais ce qui reste le plus touchant, c’est probablement cette histoire de fratrie empreinte d’amour et de complicité… Comment avez-vous abordé la relation entre tous ces personnages ?

Cédric Klapisch : Le film parle effectivement beaucoup du temps qui passe et fait justement le parallèle entre la nature et la famille. On voit la première évoluer au fil des saisons mais on comprend que chez l’humain aussi, il y a des saisons et des étapes importantes. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai souhaité que l’on tourne au cours des quatre saisons. Ce qui a amené quatre sessions de tournage, de trois semaines chacune, pendant une année.

Le personnage de Jean (Pio Marmai) est parti pendant dix ans, sans donner de nouvelles à sa famille, ce qui prouve qu’il a un vrai problème avec ses racines mais quand il revient, il comprend à quel point il a des liens très profonds avec la Bourgogne mais aussi avec son frère (François Civil) et sa sœur (Ana Girardot). Il a voulu couper les ponts mais sans y arriver car quelque chose de fort le lie à tout cela. C’est ce qui va l’amener à se réconcilier avec son passé et son enfance. Et puis, il y a aussi le vin qui est plus fort qu’eux tous et qui les rassemble. C’est un produit un peu magique. Il y a des choses qu’on n’ose pas se dire et qu’on se dit quand on a bu.

Mais le film nous montre surtout comment ces trois là vont évoluer et devenir adultes au cours de cette année où ils vont se retrouver. C’est déjà dû à la mort de leur père qui les amène subitement à la tête du domaine familial. Mais c’est surtout Jean qui joue le rôle de catalyseur et qui va aider sa sœur à affirmer son autorité et son frère à s’émanciper de sa belle famille.

Et bien sûr, si cette fratrie fonctionne aussi bien à l’écran, c’est en grande partie grâce au talent des trois comédiens. Pouvez-vous nous parler du processus de casting pour parvenir à une telle alchimie ?

CK : J’ai vraiment fait les choses à l’envers. Je suis parti des acteurs et ensuite j’ai construit l’histoire. Je voulais travailler avec Pio Marmai car on en avait envie depuis des années mais il fallait que je trouve son frère. Puis j’ai fait la série Dix pour Cent et j’ai rencontré François Civil. Je lui ai fait passer des essais avec Pio et il y a eu aussitôt quelque chose de fort entre eux. Pour le personnage de la sœur, on a vu beaucoup d’actrices et Ana Girardot était de loin la meilleure. Le scénario a évolué tout au long de l’année de tournage : habituellement, on écrit l’histoire puis on trouve les acteurs qui correspondent à cette histoire puis on lance le tournage. Mais ici, tout m’était inspiré par les acteurs et le rapport qu’ils avaient entre eux.

C’est un film qui vous ressemble beaucoup ou, en tout cas, qui s’inscrit parfaitement dans votre filmographie car on y retrouve une notion qui vous est personnelle, c’est de partir d’une certaine réalité (ici le vin, avant Erasmus, Paris ou la finance) mais d’en tirer quelque chose de poétique. Comment s’y prend-t-on pour amener de la poésie dans du réel ?

CK : Déjà vous avez raison de dire que c’est exactement ça qui m’intéresse. La poésie hors-réalité ne m’intéresse pas mais le réalisme pur ne m’intéresse pas non plus. Quand je fais une fiction, j’ai besoin de m’appuyer sur la réalité mais ce qui m’intéresse, c’est effectivement de rendre la réalité poétique. Ce qui n’a rien de simple car c’est plus facile de faire rêver avec des choses poétiques où on s’éloigne de la réalité. Or quand on a les pieds dans la réalité, elle est soit moche, soit encombrante, soit pénible. Il y a quelque chose qui vous empêche d’en faire de la poésie. Donc c’est un ensemble d’éléments comme la photographie, la musique ou la direction d’acteurs qui amènent de la poésie dans cette réalité qu’il faut respecter tout en s’en écartant un peu mais en essayant toujours d’élever les choses. Par exemple, une histoire d’amour, ça peut être hyper banal mais vous allez essayer de la rendre particulière. C’est la même chose pour une relation entre deux frères et une sœur comme ici. Ça peut être pénible au quotidien mais vous essayez justement de prendre les choses qui ne sont apparemment pas intéressantes pour les rendre attrayantes avec cette notion de poésie. C’est un dosage très pointilleux qui est semblable à la fabrication du vin.

D’ailleurs, en faisant ce film, j’ai vraiment compris à quel point mon métier de cinéaste était très proche de celui de vigneron. Il y a toute une activité complexe pour faire du vin et on n’en fait pas de la même façon en Alsace qu’en Bourgogne ou à Bordeaux. Chaque producteur va apporter sa patte. Il y a une signature, une notion humaine et d’auteur comme dans le cinéma. Dans chaque bouteille, il y a quelque chose de la personne qui va s’exprimer.

Et puis dans les deux cas, vous êtes lié à des événements extérieurs qui peuvent perturber ou, au contraire, améliorer le processus de fabrication…

CK : C’est vrai. Je considère que mon meilleur film reste Le Péril Jeune alors que c’est probablement le plus mal fait (rires). J’ai beaucoup appris depuis sur la mise en scène mais je sais aussi que ce qui est important dans un film, ce n’est pas tant ce qui est lié au savoir-faire ou à la réalisation mais plus à l’émotion et au ressenti. J’ai beau apprendre davantage à chacun de mes films, ils ne sont pas nécessairement meilleurs qu’avant puisque je n’ai jamais vraiment le contrôle dessus. On ne sait jamais quel film on est en train de faire même si je suis plus serein par rapport à tout ça parce qu’avant, je me mettais la pression pour faire le meilleur film possible alors que maintenant, je sais que tout ça m’échappe un peu.

Même si, à l’instar d’autres grands réalisateurs, on retrouve toujours une note qui vous est propre… Des thèmes, des images, un rythme…

CK : Ça se fait naturellement, rien n’est conscient mais tous les réalisateurs ont des obsessions qui s’inscrivent dans leur film malgré eux. Pour ma part, c’est vrai que la famille, le couple ou l’amour sont des thèmes qui m’obsèdent. C’est pour cela que je dois lutter pour ne pas faire le même film à chaque fois. Sur ce film là, j’ai voulu changer complètement de décor et filmer la campagne pour la première fois et aller ailleurs esthétiquement même si je retombe sur certains plans. Mais en même temps, c’est aussi ce qu’on aime chez les autres réalisateurs. Quand vous voyez un film de Scorsese, il a beau traiter du milieu du gangstérisme, de la finance ou des casinos, vous savez que vous êtes devant un film de Scorsese.

Et justement, bien qu’il s’agisse de votre premier film sur la nature et la campagne française, vous explorez effectivement une nouvelle fois le thème de la famille mais aussi celui du voyage et de la multi culturalité…

CK : Dans L’Auberge Espagnole, un des personnages dit : « Je suis Noir, Catalan, Espagnol d’origine Gambienne ». C’est important aujourd’hui d’affirmer que la France a plusieurs identités même si on a encore du mal à accepter cette idée lorsque vous lisez les écrits de Jules César sur la Gaule, vous comprenez qu’il y avait déjà un mélange de races et d’ethnies depuis très longtemps. Jean incarne complètement cette idée, il vit en Australie depuis cinq ans avec sa femme et son fils mais en même temps, on sent qu’il est très bourguignon. Quand on voyage, on a une identité flottante et même si on va à l’autre bout du monde pendant quarante ans, on sera toujours français.

Il y a une dernière chose dont nous n’avons pas encore parlé et qui contribue à l’aspect poétique du film, c’est bien entendu la musique et la chanson du générique chantée par Camélia Jordana…

CK : C’est Loic Dury avec qui je travaille depuis plus de quinze ans qui a eu l’idée d’utiliser le Cristal Baschet qui est une sorte d’orgue avec un son très profond et puissant sans avoir le côté liturgique ou religieux de l’orgue. On voulait donner à la musique un aspect terrien, tellurique et en même temps très moderne. Quant à la chanson de Camélia, on l’a vraiment écrite main dans la main en se disant qu’on devait y raconter le film. Pour cela, on s’est inspiré de l’œuvre d’Alain Bashung où on ne comprend pas toujours de quoi il parle comme dans Osez Joséphine ou C’est comment qu’on freine ? mais où il y a une vraie cohérence. Je voulais un coté un peu abstrait sans que ce soit une histoire qu’on raconte mais que ce soit surtout des sensations qui se dégagent et elle a aimé cette idée là.

Et enfin, pouvez vous nous dire juste quelques mots sur votre très beau projet cinéphile qu’est ce nouveau site de référence, La Cinétek ?

CK : C’est un projet issu de l’association des réalisateurs car on s’est aperçu de la difficulté pour la jeune génération à voir les vieux films. On a alors rêvé avec Laurent Cantet, Pascale Ferran et Alain Rocca, qui nous a initié à la notion de vidéo à la demande, d’un site qui ne montrerait que des vieux films. On a mis 3 à 4 ans pour le lancer et maintenant on existe depuis 18 mois. Ce qui est original, c’est que chaque mois il y a un réalisateur qui donne sa liste de ses 50 films les plus importants et ça enrichit le site avec des films plébiscités par des metteurs en scène aussi différents que Michel Hazanavicius, Jacques Audiard, Olivier Assayas, Bertrand Tavernier ou Claude Lelouch. Aujourd’hui on compte pas moins de 700 films plébiscités par tous ces grands noms. Même si les films d’Alain Chabat ne sont évidemment pas les mêmes que ceux d’Olivier Assayas (rires). Nous en sommes vraiment fiers d’autant plus que nous sommes en pleine expansion en étant notamment sur la freebox depuis le 15 juin. Ça rejoint l’idée de la transmission car Laurent, Pascale et moi-même avons le même âge et tout ce que nous avons acquis en tant que cinéphile, ça a été davantage par la télévision que par la cinémathèque ou le cinéma même. On regardait la dernière séance, le cinéma de minuit mais tout ça n’existe plus aujourd’hui et un ado de 15 ans qui veut voir Quai des Brumes, Casablanca ou les films d’Orson Welles, d’Hitchcock ou d’Ozu ne peut pas compter sur les offres légales comme Netflix qui n’est pas du tout sur ce terrain là. Il fallait donc créer un lieu pour transmettre tout cela à la jeune génération malgré les difficultés qu’on a pu rencontrer, notamment dans la négociation des droits des films. On est sur le point de récupérer les films de la Warner, ce qui nous amènerait à près de 800 films. Aujourd’hui, notre objectif est de développer le site sur d’autres box que la Free et d’en faire le site européen de la culture cinématographique.

Le Cinéphile Reporter (Eurolatio).