LE PORT DE LA DROGUE (Critique)

Par Cliffhanger @cliffhangertwit

SYNOPSIS: Skip McCoy, pickpocket, subtilise dans la poche d'une jolie fille, Candy, un portefeuille contenant un microfilm destiné à son patron, l'avocat Joey. Candy, soupçonnée d'espionnage par le FBI, est filée par le capitaine Tiger qui, témoin du vol, prend en filature Skip McCoy.

Lorsqu'il s'agit d'évoquer les plus grands réalisateurs du cinéma américain, le nom de Samuel Fuller n'est pas de ceux qui reviennent le plus souvent, loin s'en faut, bien que sur sa longue carrière qui couvre 4 décennies, il ait réalisé plusieurs films qui aujourd'hui encore demeurent parmi les références des genres dans lesquels ils s'inscrivent: The Steel Helmet (1951), Le Port de la Drogue 1953), Shock Corridor (1963), The Big Red One (1980). Qu'il n'ait par ailleurs reçu aucune nomination aux Oscars est même l'un des mystères les plus insondables de l'histoire de cette prestigieuse académie. Martin Scorsese dit de lui qu'il est l'un des réalisateurs qui l'a le plus influencé, pour l'avoir découvert dès l'age de 7 ans, avec I Shot Jesse James, puis quelques années plus tard, être devenu obsédé par Le Port de la Drogue, et la façon dont Samuel Fuller savait mettre en scène la violence.

Reporter, romancier et scénariste avant de devenir un cinéaste dont la violence et la folie des hommes sont les thèmes de prédilection, Samuel Fuller n'était pas fait pour entrer dans le moule des studios, d'autant plus à une époque où le MacCarthysme sévissait et bridait considérablement la liberté de création des metteurs en scène. Courtisé par de nombreux studios après le succès de Steel Helmet, Samuel Fuller se laissa finalement convaincre par Darryl F.Zanuck, alors à la tête du studio 20th Century Fox , de signer un contrat pour plusieurs films. Le Port de la Drogue (Pick up on South Street) qui aurait dû s'appeler Pickpocket, si le titre n'avait pas été jugé trop " européen " par le président du conseil d'administration de la fox, est le 3ème des films nés de la collaboration de Fuller et Zanuck et occupe une place à part dans le genre du film noir de par la complexité de ses personnages et le mélange de violence et d'émotion qu'il propose. Le scénario de Fuller intègre le contexte politique de l'époque qui fait irruption dans la vie de ses deux personnages principaux, comme il faisait irruption dans la vie de nombreux américains sommés de prendre partie pour tel ou tel camp et parfois même de dénoncer leurs proches. Le principal moteur de ce pickpocket et de cette jeune femme ambitieuse (pour ne pas dire une prostituée, ce que le scénario n'explicite pas tout en le suggérant) est l'argent. Ils n'agissent qu'en fonction de leur intérêt et non par idéologie. C'est en pensant voler le portefeuille de Candy ( Jean Peters), qui ignorait ce que son amant lui avait demandé de transporter, que Skip McCoy ( Richard Widmark) va se retrouver en possession d'un microfilm sur lequel son amant, Joey ( Richard Kiley ) qui se trouve être un agent communiste, s'apprêtait à mettre la main.

C'est à partir de ce malencontreux hasard que ces deux personnages typiques des films noirs (le gangster et la femme fatale) se retrouvent au centre d'enjeux qui les dépassent. Le climat de l'époque, la suspicion de traîtrise qui pesait sur tout citoyen refusant de se déclarer ouvertement hostile aux communistes est formidablement restitué dans le film à travers le parcours de ses personnages. A commencer par Skip qui envoie promener la police quand elle lui fait comprendre que son refus de coopérer ferait de lui un traître à la nation " are you waving the flag at me? ". Ce qui compte pour Skip comme Samuel Fuller c'est d'être en accord avec lui même, de suivre son instinct et de ne pas se laisser guider ses choix. Vu le contexte politique de l'époque, en choisissant comme bad guy un agent communiste prêt à tout pour mettre la main sur un microfilm contenant des informations classées secret défense, Fuller n'a pas échappé aux accusations d'anticommunisme, bien que tout son parcours, notamment le fait qu'il se soit rangé derrière Mankiewicz contre De Mille (lorsqu'ils s'opposèrent au sein de la Director's Guild) démontre qu'il n'est pas fait de ce bois là. Fuller s'est servi du climat politique pour son scénario mais n'a, à notre sens, pas eu d'autre vocation que de rendre compte d'un contexte sans vouloir asséner un message politique pro ou anticommuniste.

Il n'y a pas de place pour le manichéisme dans le Port de la Drogue, chaque personnage a ses zones d'ombre, du policier violent dont on apprend qu'il fut suspendu après avoir tabassé Skip, à Moe ( Thelma Ritter), cette vieille femme qui connaît la ville et ses pickpockets comme personne et n'hésite pas à les " vendre " à la police contre quelques billets et l'achat de l'une des cravates dont elle fait commerce. Skip et ses " confrères " le savent et personne ne lui en veut dans la mesure où c'est la seule façon pour elle de gagner sa vie et de vivre dignement. A la guerre comme à la guerre, dans ces bas-fonds new-yorkais chacun fait ce qu'il peut pour s'en sortir, la règle étant de ne pas se faire prendre. Fuller n'a pas perdu ses habitudes de reporter et il s'est énormément documenté pour coller au plus près des usages de ce milieu souterrain et de ses relations avec la police, de ces pickpockets pour lesquels on perçoit son admiration dès la première scène, où Skip s'approche de sa proie ( Candy), comme un félin, pour lui subtiliser son portefeuille. La caméra capte son ballet entre les voyageurs entassés dans le wagon du métro puis la dextérité avec laquelle, il parvient d'une main à s'emparer de son butin. Richard Widmark trouve là un de ses plus grands rôles et on n'imagine peu d'autres acteurs de l'époque capables d'interpréter ce pickpocket avec autant de nuances. Il est un personnage " Fullerien " méthodique et totalement investi dans ce qu'il fait, capable d'une grande violence, il ne se départit cependant jamais de son petit sourire en coin, de cette assurance qui se ressent jusque dans sa démarche.

Jean Peters, que Samuel Fuller imposa au studio (lorsque Betty Grable changea d'avis et décida d'accepter le rôle), n'est ni vulgaire, ni trop femme fatale dans ce rôle très exigeant, de femme à la lisière de la prostitution, tombant le masque dans les bras d'un Richard Widmark dont le magnétisme aurait pu la rendre invisible. On est frappé par l'alchimie entre ces deux acteurs, la sensualité folle des scènes où Skip serre Candy dans ses bras, en la regardant fiévreusement, ses lèvres effleurant les siennes, avant de l'étreindre fougueusement. Ces scènes contrastent avec la grande violence qui explose à l'écran notamment dans deux scènes inoubliables: la première, tournée en plan séquence, où Candy est battue par Joey et la seconde mettant aux prises Skip et Joey dans les sous-sol du métro new-yorkais. Violent, sensuel, humaniste, Le Port de la Drogue est tout cela à la fois. C'est là toute la grandeur de Samuel Fuller qui ne se contente pas de réaliser un des chefs-d'œuvre du film noir mais dresse en filigrane un portrait puissant et déchirant d'un pays tellement occupé à se trouver un ennemi qu'il en oublie les valeurs sur lesquelles il s'est construit.

Titre Original: PICK UP ON SOUTH STREET Réalisé par: Samuel Fuller Casting : Richard Widmark, Jean Peters, Thelma Ritter ... Brady Jandreau, Tim Jandreau, Lily Jandreau Genre: Policier Date de sortie: 09 mai 2017 en DVD et Blu-Ray
Distribué par: ESC Conseils
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