[Cannes 2017] Jour 7 : La Palme pour une femme?

Par Boustoune

Et si, pour cette 70ème édition, la Palme d’Or revenait à une femme? Pour le moment, seule Jane Campion a réussi à décrocher le précieux trophée. C’était pour La Leçon de piano, en 1993, il y a presque vingt-cinq ans! Depuis, plus rien… Et vu la faible proportion de femmes cinéastes en compétition certaines années, avec quelques polémiques mémorables, cela ne risquait pas de se reproduire.
Mais cette année, les chances sont réelles. Déjà parce qu’elles sont trois à participer à la compétition officielle, et pas des moindres (Naomi Kawase, Lynne Ramsey et Sofia Coppola). Et ensuite parce que le nouveau long-métrage de Naomi Kawase, Vers la lumière, est absolument magnifique.

On y retrouve toute la poésie du cinéma de la cinéaste japonaise, mise au service d’une histoire émouvante, sur la rencontre de Nakamori, un photographe en train de perdre la vue et de Misako, une audiodescriptrice de films. La jeune femme est confrontée à un travail épineux. Elle doit restituer au mieux la beauté d’un film complexe, dont elle n’est pas certaine de comprendre toutes les nuances, en donnant suffisamment d’indications pour que les non-voyants puissent s’imaginer la scène.
Lors des sessions de travail avec le panel de non-voyants, Nakamori n’hésite pas à critiquer ouvertement. Alors que les autres lui demandent juste des petits éclaircissements sur des détails de l’image, il lui reproche d’être trop intrusive. Les descriptions de la jeune femme sont précises, mais sa voix occupe tout l’espace, empêchant les moments de silence nécessaires à la ponctuation du récit, pour que l’émotion s’installe. Et elle se permet des interprétations personnelles de l’image qui imposent son point de vue aux non-voyants, plutôt que de leur laisser se forger leur propre interprétation.
Alors, Misako continue de travailler, épure son texte en trouvant des licences poétiques, efface tout commentaire personnel. Mais cette fois-ci, Nakamori lui reproche de ne pas s’engager, de ne pas communiquer ce qui fait la beauté de la scène. Sur le coup, elle se vexe, mais il n’a pas tort. Misako est encore trop jeune pour voir saisi ce qui constitue l’essence des images. Et elle n’a pas encore été réellement confrontée au côté éphémère des choses et des êtres.
En fréquentant Nakamori, qui s’apprête à perdre ce qui constituait son sens le plus aiguisé, son outil de travail, son coeur et son âme, elle commence à comprendre à quel point l’instant présent est fragile et délicat, et combien il est difficile d’en saisir toute la beauté. Cette rencontre fait aussi remonter à la surface de vieux souvenirs intimes et précieux, qui vont l’aider à grandir et à accomplir sa tâche.
Ce récit est surtout l’occasion, pour Naomi Kawase, de livrer une véritable déclaration d’amour au Cinéma, le seul art capable de figer la beauté de l’instant présent, du mouvement, de la voix. Il permet de garder une trace durable d’un moment de grâce, d’une personne, d’une émotion et de parler directement aux sens du spectateur, faisant résonner en eux leurs propres expériences, leurs propres histoires, leurs propres sentiments.
Formellement, Vers la lumière s’avère une expérience sensorielle d’une grande douceur, portée par la beauté des images ciselées par Naomi Kawase et Arata Dodo, par la musique enveloppante d’Ibrahim Maalouf, le jeu tout en retenue de Masatoshi Nagase et d’Ayame Misaki. Il réussit à toucher en plein coeur, à bouleverser avec un minimum d’effets, tout en pudeur et en délicatesse, comme les grands films japonais, d’Ozu ou Mizoguchi. Alors oui, il pourrait bien gagner la Palme d’Or et consacrer enfin Naomi Kawase, après son Grand Prix pour la Forêt de Mogari en 2007. Elle le mériterait, car son cinéma sublime mais un peu froid a su s’humaniser au fil des années, gagnant en maturité et en équilibre.

Depuis aujourd’hui, on attend également beaucoup de Leonor Séraille, une jeune réalisatrice dont le premier film a été très applaudi dans la section Un Certain Regard.
Jeune femme raconte les tribulations d’une jeune trentenaire (Laetitia Dosch, qui est une belle révélation, dans son premier grand rôle au cinéma), mise à la porte par son compagnon, un célèbre photographe, alors qu’ils venaient tout juste de s’installer à Paris. Un peu paumée et déprimée, sans toit, sans argent, mais avec un chat sous le bras, la jeune femme doit vite reprendre sa vie en main, trouver un logement, un emploi stable, voire un nouveau compagnon. Pour cela, elle ne peut compter que sur son énergie, sa gouaille et son culot. Et ça fonctionne! Il ne lui faut que quelques jours pour sympathiser avec une jolie lesbienne, dégotter une chambre de bonne pas trop chère, décrocher un job de vendeuse dans un “bar à culottes” et se mettre dans la poche son collègue de la sécurité. Elle réussit même à renouer avec sa mère, avec qui elle était en froid depuis des années. Pour que son bonheur soit complet, il ne lui resterait plus qu’à reconquérir son homme. Mais a-t-elle encore besoin de lui, maintenant qu’elle est capable de s’assumer, loin de sa protection paternaliste, de son emprise intellectuelle et affective? Souvent drôle, touchant et bien écrit, cette Jeune femme nous séduit par son ton singulier, libre et plein de fantaisie, évoquant les premiers films de Valérie Donzelli ou de Sophie Fillères. Elle nous a en tout cas communiqué son énergie, qui nous redonne un petit coup de fouet pour la fin de ce festival.

A la Quinzaine des Réalisateurs, une autre femme a séduit par sa fougue et sa foi : Jeanne d’Arc. Oui, oui, la pucelle d’Orléans, celle qui combattit les anglais pendant la Guerre de Cent ans, avant d’être capturée et brûlée vive. Rassurez-vous, ici, on ne la voit pas finir sur le barbecue, puisque Jeannette s’intéresse juste à son enfance et son adolescence.
Brunot Dumont s’appuie à la lettre sur les écrits de Charles Péguy (“Jeanne d’Arc” et “Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc”) pour raconter la naissance de son engagement pour la France, au nom de Dieu, après que lui soient apparus Saint Michel, Sainte Marguerite d’Antioche et Sainte Catherine d’Alexandrie. A priori, cela aurait dû donner un film austère et grave, pour ne pas dire assez ennuyeux. Mais le cinéaste français ne peut pas faire comme tout le monde. Le cinéma bressonien, il l’a déjà exploré sous toutes les coutures. Aujourd’hui, il a envie de mélanger les genres, de travailler de façon différente, d’apporter de la fantaisie dans la gravité, et vice-versa. Alors Jeannette, bien que minimaliste formellement et très axé autour du mysticisme du personnage, devient une comédie musicale, mêlant cantiques religieux, musique électronique, riffs de guitare façon hard-rock et même du rap calaisien, le tout sur des chorégraphies signées par Philippe Decouflé. Autant vous prévenir,  Jeanne d’Arc version tectonik, ce n’est pas banal. Et ça ne plaira pas à tout le monde… Mais ce curieux dispositif, ce côté bricolé, a le mérite de maintenir l’attention du spectateur de bout en bout, de mettre en avant le contenu du texte de Péguy et de s’intéresser à l’essence du personnage, sa souffrance face à la misère d’autrui, aux menaces de guerres, de famines, aux injustices sociales. L’objet cinématographique est atypique, mais assez réussi.

Enfin, les femmes étaient également très bien représentées lors de la soirée du 70ème anniversaire, où de nombreuses personnalités amies du Festival de Cannes se sont retrouvées dans le Grand Théâtre Lumière pour échanger leurs souvenirs cannois, clamer leur amour pour le cinéma et réfléchir à son évolution.
Cette soirée, réservée à un nombre très limité d’invités, était totalement privée, échappant à l’oeil des caméras et des appareils photos, mais vous pourrez trouver un compte-rendu sur le site officiel du festival.

Si on ne devient pas subitement aveugle ou qu’on n’est pas envoyé au bûcher par un tribunal de cinéastes mécontent de nos avis hérétiques, à demain pour la suite de nos chroniques cannoises.