CANNES 2017 : Journal de bord #4

Des mythes et des idées viennent assaillir Le Cinéphile Cinévore pour ce nouveau journal de bord.

Dimanche 21 mai 2017

Aujourd’hui, il s’agit pour moi de la plus grande journée du festival. Le nombre de séances intéressantes explose, et les dilemmes cornéliens qui les accompagnent. Néanmoins, mon programme demeure fondé sur un événement précis, que je ne peux pas rater : une masterclass de Clint Eastwood, dernière légende américaine appartenant à la liste restreinte de mes réalisateurs préférés, dont la maîtrise de l’outil cinéma n’a jamais cessé de s’affiner au fil d’une carrière remarquable. Une leçon d’un tel monstre sacré doit nécessairement valoir toutes les écoles du monde, et c’est donc avec impatience et crainte que je m’en vais chercher ma place, quitte à sacrifier la séance de The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach. Malheureusement, le billet n’est pas suffisant, et l’afflux de passionnés dépasse largement les capacités de la salle. Cela pourrait être un immense regret cannois, mais il ne fait que me rappeler en réalité la magie de la veille, où Clint Eastwood est venu présenté une version restaurée de son chef-d’œuvre absolu qu’est Impitoyable. Avec raison, j’ai anticipé que cette séance serait probablement la seule occasion de vivre l’un de mes plus grands rêves de cinéphile, un rêve visiblement partagé par de nombreux fans. Après deux heures trente d’attente sous un soleil de plomb, la salle Debussy se remplit avec excitation, puis impose un silence de respect que je n’avais encore jamais expérimenté avant l’entrée d’un artiste. Puis, le voilà, sa silhouette élancée et fringante, ce visage si charismatique et ce regard si perçant. La réalité rejoint la fiction, tant l’homme est en accord avec les personnages qu’il a pu incarner. Un instant magnifique et définitif sur l’héritage d’un génie, encore plus beau quand le cinéaste accepte de regarder avec son public le testament crépusculaire du western, et par extension d’une certaine vision de l’Amérique. Voir Clint Eastwood en chair et en os met plus que jamais en évidence le fait qu’il est bien plus qu’une personne. Il est une image, un concept, une mythologie à lui tout seul, une entité allégorique et immortelle.

Ce petit flash-back est d’ailleurs en accord avec une autre entité conceptuelle très attendue en ce dimanche : Jean-Luc Godard. En ce soixante-dixième festival de Cannes, assister à des hommages au cinéma français et à ses têtes pensantes paraît être une évidence, et l’exemple le plus explicite n’est autre que Le Redoutable, le film très attendu de Michel Hazanavicius. Comédie subtile digne de l’auteur des OSS 117, mais aussi véritable déclaration d’amour à la Nouvelle Vague, le long-métrage trouve un équilibre réjouissant entre le pastiche et la remise en cause des dogmes d’un mouvement que le monde remet encore trop peu en question. Car en montrant Godard (magnifiquement incarné par Louis Garrel) comme le connard prétentieux et asocial qu’il est, il dévoile surtout que son génie dépend de ses doutes, de ses contradictions qui ont poussé le médium cinématographique à avancer à tâtons dans une nouvelle direction. D’aucuns jugeront donc insultant d’oser toucher à une telle icône en insistant sur ses erreurs, mais Hazanavicius conserve une empathie constante pour son personnage, électron libre dans son propre film rafraîchissant, enchaînant les dialogues avec un sens du rythme solide tout en s’amusant de la beauté des convictions politiques, même lorsqu’on sait vers quoi elles mènent.

Enfin, la dernière entité fantasmée par mon petit cœur de cinéphile résiderait dans l’idée que je me fais du septième art coréen, cinéma de réalisateurs à l’exigence technique et à la créativité sans bornes, souvent au service de films de genre burnés, qui trouvent une place de choix dans les séances de minuit. C’est donc avec entrain que je me bats contre le sommeil pour profiter de The Villainess de Jeong Byeong-gil, dont l’affiche déjà très stylisé laissait présager un revenge movie énervé. Mais dès ses premières secondes, lançant le métrage dans une longue scène en vue subjective, on sait que l’on assiste à plus que cela. Derrière son concept efficace de criminel transformé en agent dormant, le cinéaste trouve l’occasion de pousser de nombreuses idées visuelles, notamment dans un travail du plan-séquence proche du Kingsman de Matthew Vaughn. Sa caméra cherche des positions improbables, tout particulièrement lors d’une course-poursuite à motos ultra-immersive. The Villainess est donc avant tout un pur film d’exploitation proposé par un orfèvre expérimentateur, passionnant dans le mélange d’influences qu’il emploie (Hardcore Henry, Mad Max Fury Road, Gravity…), qui permet d’envisager toutes les mutations possibles que le numérique peut amener à la grammaire cinématographique. Mais bon, on y réfléchira demain, car pour avoir pu profiter de ce petit bijou, il faut que je me contente de deux heures de sommeil…