CANNES 2017 : Journal de bord #1

Cette année, pour sa nouvelle incursion au prestigieux festival de Cannes, Le Cinéphile Anonyme a envoyé une partie de son équipe de choc sur la Croisette, afin de partager leur périple cinéphilique.

Mercredi 17 mai 2017

Cinq heures de train. Cinq heures de train pour passer de la grisaille de Paris au soleil de Cannes et son horizon bleuté. L’excitation se ressent dans chaque rue, entre les membres de la presse, les professionnels et les cinéphiles, tous réunis sous une même bannière : le cinéma (et les soirées aussi, il faut l’avouer). Je pars donc vite récupérer mon badge tout en me rappelant l’ambiance de l’an passé, que j’ai l’impression de retrouver intacte, comme si le festival de l’année dernière s’était terminé la veille. Comme d’habitude, je m’apprête à attendre avec une petite pancarte dans l’espoir de récupérer quelques précieux sésames pour les séances dans le fameux théâtre Lumière. En assez peu de temps, me voilà en possession d’un ticket pour la deuxième présentation du film d’ouverture : Les Fantômes d’Ismaël, d’Arnaud Desplechin. D’aucuns jugeront que ce choix a tout de l’évidence un peu agaçante (Desplechin était au jury l’année dernière, les acteurs sont des habitués du festival, voire des valeurs sûres dans l’image « chic et intello » de la cérémonie), et ils n’auront pas totalement tort, tant le film se révèle être un condensé de tout ce que le cinéma français peut avoir de feignant et vain. Théâtral et maladroit, le long-métrage mêle les sous-intrigues pour parler des remords de la vie par le biais de métaphores censées pallier à la faiblesse du propos. On pourra lui reconnaître quelques envies risquées plus ou moins réussies (surtout dans la performance de ses acteurs), mais l’ensemble sonne un peu comme une caricature de ce que l’on peut attendre de la compétition. Une mise en bouche un peu décevante donc.

Jeudi 18 mai 2017

6h15. Le réveil sonne. Mes yeux s’ouvrent difficilement après trois petites heures de sommeil, et c’est à ce moment-là que je me rappelle à quel point Cannes met à l’épreuve le corps et les neurones, mais aussi toute la satisfaction que l’on tire de cette condition, de ce marathon de films constant dans un cadre magique. Pour moi, le festival commence très fort, avec rien de moins que le long-métrage que j’attends le plus de la sélection officielle : Wonderstruck de Todd Haynes. La salle est pleine et en effervescence, et à raison. Le réalisateur de Carol nous gâte encore une fois par sa sensibilité à la douceur mystique, dans un nouveau cadre historique précis (ici le New-York des années 70) magnifié par le travail bluffant sur la lumière. Racontant l’histoire d’un enfant à la recherche de son père qu’il n’a jamais connu, Wonderstruck pourrait n’être qu’un sous-Spielberg tendance Empire du soleil, mais trouve très vite sa distinction par l’esthétisme et la sincérité particulière de son cinéaste, qui semble composer chaque cadre, chaque effet de mise en scène (le travail sur le son est démentiel) et chaque raccord pour amener un torrent d’émotions qui cueille le spectateur au fur et à mesure, jusqu’à ses vingt dernières minutes absolument magistrales. Magnifique œuvre sur l’héritage de la création, et la nostalgie qui y est liée, le film est autant un hommage touchant au cinéma des premiers temps (tout une partie est en muet) qu’un tour de force à l’humanisme dévastateur.

Il y a ainsi de quoi créer un certain contraste avec le second métrage de la sélection officielle : Faute d’amour (ou Nelyubov dans sa version originale) d’Andrey Zvyagintsev. Dès ses premiers plans à la froideur glaçante, dépeignant une Russie dans un hiver où chaque texture est rendue palpable par la précision des caméras numériques, le film évoque lui aussi un enfant dans une condition de crise, alors que ses parents divorcent. Millimétré dans sa mise en scène parfois virtuose, même si l’ensemble souffre des longueurs de la structure narrative, Faute d’amour parvient à passionner grâce à la richesse de sa galerie de personnages, rapidement croqués mais bien plus complexes qu’ils n’en ont l’air. Zvyagintsey s’attarde ainsi sur les dogmes d’une société russe encore fondés sur une orthodoxie envahissante, qui pousse les protagonistes à jouer un rôle, souvent souligné par des jeux de miroirs très efficaces. Le film s’offre alors à un pessimisme radical, délivrant un monde sans couleurs, dans lequel les êtres sont incapables de communiquer, voués à rester des images d’eux-mêmes dans un élan de superficialité parfois trop appuyé (on voit des selfies à répétition). Porté par ses acteurs, capables de tenir de très longues prises au réalisme saisissant, le film laisse une marque plus profonde qu’il ne le laisse présager, et pourrait donc se frayer un chemin mérité vers le palmarès.

A peine sorti de la salle, je pense à la gestion de mon emploi du temps. Je rentre donc à ma location pour me repose un peu. Ce soir, je sais que je dois assister au film de 22h30. Les séances spéciales de fin de soirée offrent souvent de belles surprises, parfois orientées vers un cinéma de genre plutôt marginalisé des autres sélections. De plus, la salle est souvent très réactive, afin de créer une expérience unique. Ce n’est donc pas un hasard si le cinéma asiatique y trouve une place de choix, et cette session n’y fait pas exception, en proposant en première séance de minuit le nouveau et centième film de Takashi Miike : Blade of the Immortal, métrage de samouraï très énervé et hautement jouissif, adapté d’un manga. Se permettant tous les excès, y compris dans ses choix esthétiques ou narratifs tranchés (notamment son récit très programmatique, où le héros enchaîne différents boss aux techniques de combat particulières), le passage au live-action fonctionne à merveille par l’efficacité de l’artisanat du réalisateur, bien que sa mise en scène ne parvienne pas à créer une variation suffisante (et donc un build-up émotionnel) dans ses scènes d’action. Reste le plaisir de ce mélange d’inspirations parfaitement digérées, appelant à ce fantasme de cours de récré où un seul homme peut faire face à cent autres, au point d’ailleurs de boucler la boucle en citant certaines œuvres fondatrices du genre et les films qui s’en sont inspirés plus récemment (Kill Bill notamment). Les applaudissements se font entendre à chaque action badass, et le sourire se lit sur le visage de la plupart des spectateurs. On ressent dès lors une sorte d’état second, mélange entre l’extase du moment et la fatigue à l’effet planant. Difficile de faire un meilleur début de festival.