Tout est lie dans un scenario

« Oh, Yes. Bad For Glass. »

C’est la réplique de Jake Gittes au jardinier asiatique de Madame Mulwray dans Chinatown de Robert Towne.

Que peut bien cacher cette réplique apparemment anodine ? Est-elle vraiment gratuite dans le scénario ?
Que nenni !
Apparemment sans signification dans le tout, elle ne s’en révèle pas moins un indice important pour l’intrigue.Lorsqu’elle est entendue la première fois, elle peut sembler marquer l’impatience d’un individu américain envers la difficulté de prononciation des personnes asiatiques qui confondent les L et les R.

Et puis c’est une réponse classique que de répéter la phrase prononcée souvent par gentille moquerie. Gittes ne fait donc aucun effort pour tenter de comprendre cette énigmatique réplique.
Qui, par ailleurs, est tout aussi incompréhensible sans l’erreur de prononciation : Bad for grass (mauvais pour la pelouse).

Une signification cachée

Gittes est un détective privé. L’une des conventions du film noir (un genre dans lequel on retrouve souvent ce type de personnage) est que le héros découvre les indices au fur et à mesure que l’intrigue avance.
Et le lecteur aussi. Puisque le détective privé devient un substitut du lecteur et puisque cette phrase n’a aucune signification pour lui lorsqu’elle est dite la première fois, elle n’a aucune signification non plus pour le lecteur.

Lorsque Gittes revient sur les lieux et qu’il entend pour la seconde fois précisément la même réplique, il y prête cette fois une attention toute particulière.
Il réalise que ces mots sont la clef pour résoudre le mystère de la mort de Hollis Mulwray.

Cela permet à Gittes et au lecteur de comprendre que la vérité était là depuis le début. Du moins qu’une information vitale sur la mort de Mulwray nous avait déjà été donnée mais sans trompette ni fanfare.
Il faudrait aussi ajouter que la première scène avec le jardinier asiatique permet aussi de donner de la profondeur au personnage de Gittes en insistant sur son incompréhension de Chinatown (représentée par le jardinier asiatique).

Il est dans la nature humaine de manquer de discernement quant à notre rapport au monde. Et puis, une expérience (qu’elle soit recherchée ou le hasard) nous apporte soudain une lumière sur une connexion possible ou évidente.
Un scénario devrait exploiter cet aspect des choses.

Même si vous ne faites pas dans le film noir, parsemez votre scénario d’informations vagues, apparemment non significatives. Mais qu’elles ne soient pas gratuites.
Bad for the grass (une information détournée en Bad for the glass et celle-ci communique elle-même sur le personnage de Gittes ) est en rapport direct avec le sel de mer et donc la preuve que Mulwray n’a pas pu se noyer dans sa piscine.
De plus, cela a un lien avec la thématique de l’histoire qui parle de corruption autour de l’eau potable. Tout est lié.

Cela nous arrive tout le temps

Cette façon d’écrire l’information dans un scénario est naturelle. Dans notre vie de tous les jours, nous recevons ou percevons des choses, nous faisons l’expérience de choses qui semblent de prime abord insignifiantes et soudain, nous avons la révélation de quelque chose de plus grand.

C’est un besoin humain que de maîtriser et de comprendre notre monde, notre environnement. Et peut-être qu’un scénario plus que tout autre art est le plus accessible pour la majorité d’entre nous de satisfaire ce besoin.

Et il n’y a pas que dans le genre du film noir que l’on peut utiliser cette caractéristique de l’esprit humain. De manière générale, nous sommes peu disposés envers l’incertitude et l’ambiguïté.
Face au doute, notre première réponse est d’élaborer des explications plausibles, c’est-à-dire rationnelles. Elles sont souvent fausses, d’ailleurs. Mais c’est rassurant et cela soulage notre angoisse.

Un auteur devrait donc satisfaire à ce besoin en délivrant de tels moments dans son scénario.
D’abord, planter un doute dans l’esprit du lecteur. Puis lui permettre cette révélation qui fera ou bien avancer l’intrigue ou bien le mènera vers de fausses pistes.

Etablir une connexion ne consiste pas seulement à dire la vérité, toute la vérité.