RÉPARER LES VIVANTS : Rencontre avec Katell Quillévéré

A l’occasion de la sortie de son très beau Réparer les vivants, Katell Quillévéré s’est longuement confiée à nous quant à sa conception du cinéma mais aussi sur son approche de l’émotion, toujours très poignante dans ces films, ainsi que sur son rapport à la mise en scène et à la composition musicale. 

Si on se réfère à votre filmographie, on se rend compte à quel point les différents thèmes du roman original de Maylis de Kerangal sont en accord avec votre sensibilité et que vous ne pouviez pas faire autrement que d’en signer l’adaptation.

Katell Quillévéré : C’est vrai, j’ai été profondément touchée par le roman mais sans pouvoir me l’expliquer. C’est d’abord quelque chose d’instinctif et c’est important d’écouter son instinct quand on commence à écrire un film. Je me suis donc fiée à cette intuition très forte et liée à mon intimité. Pour adapter une œuvre, il faut que le réalisateur entre en relation intime avec celle-ci. Ce qui m’attirait ici, ce sont des défis de cinéma qui me permettaient d’aller vers quelque chose de différent par rapport à mes films précédents. Il y avait déjà un défi sur la temporalité car je voulais raconter cette histoire sur une seule journée alors que Suzanne racontait 25 ans de la vie d’une famille en une heure et demie. Ce qui était beau dans le livre, c’est qu’il était conçu comme une « chanson de geste » et là c’est pareil, ce n’est pas un film choral mais un film relais entre des personnages. Chacun d’entre eux est un maillon de la chaine de la greffe et chacun a son identité, son importance décisive dans cette organisation du vivant. Il y avait des directions dans le roman qui me paraissaient importantes à respecter et même à prolonger. J’avais à cœur de donner un aspect très documenté sur le prélèvement en montrant toute la précision scientifique de la greffe. Mais je voulais aussi apporter un lyrisme et une poésie qui nous permettent d’avoir accès à la métaphysique de cette expérience. Toute la difficulté de ce projet était de trouver mon chemin esthétique entre la crudité de la science et la poésie.

Il y a quelque chose dans ce film qui était d’ores et déjà présent dans Suzanne, c’est cette présence de la mort mêlée à une formidable pulsion de vie…

KQ : Ce sont des choses très profondes en moi et que je ne maitrise pas forcément mais je me rends compte que je m’intéresse beaucoup aux récits qui prennent en charge ce que la vie peut avoir de chaotique, de violent et d’accidentel. Ce qui m’intéresse, avec ces thèmes là, c’est de voir comment l’humain se sort de ces événements tragiques, comment il survit, se reconstruit et continue d’avancer. Je suis fasciné par le courage de l’être humain, par sa capacité à rebondir, à s’organiser pour triompher ou pour sublimer la mort, la perte ou la séparation. C’est pour ça qu’il y a un lien intime fort entre Suzanne et ce film là parce que tous les deux racontent la même chose, à savoir, comment la vie continue malgré l’absence, comment elle se fraye toujours un chemin et comment l’amour continue à circuler, à se transmettre et à se donner…

On peut dire que vous savez démarrer un film avec panache… Impressionnante cette longue séquence d’ouverture avec ces scènes de surf qui nous offrent des images inédites…

KQ : J’attache beaucoup d’importance aux débuts des films car c’est là que l’on crée le pacte avec le spectateur. Il faut donc que ce soit puissant et que le réalisateur fasse confiance à l’endroit où il croit au cinéma. Moi je crois beaucoup aux non-dits dans le cinéma. Je le considère comme un Art doté d’une puissance de projection sur des corps et des visages en mouvement dans des espaces. On entre dans ce film par quelque chose de sensoriel, par une expérience physique qui relève de la pulsion de vie et de mort. On est dans l’élan de la jeunesse le plus vital qui soit, avec le danger permanent qui la guette et même la mort qui est partout et qui va surgir à un moment qui n’est pas celui qu’on attend…

C’est aussi un film incroyablement émouvant mais sans jamais être trop « tire-larmes » alors qu’il aurait pu l’être. Comment construisez-vous l’émotion et comment veillez-vous à son équilibre ?

KQ : Je me pose la question de l’émotion à toutes les étapes de fabrication (écriture, tournage, montage). C’est ce qui me passionne, je vais au cinéma pour vivre des émotions fortes, pour me sentir vivante, pour rire, pour pleurer… Je crois beaucoup à la catharsis dans le cinéma et j’essaie de transmettre quelque chose de cet ordre là quand je fais des films. Pour celui-ci, c’était potentiellement tellement lourd émotionnellement qu’il fallait tout le temps se demander où se trouve la limite. J’ai tout de suite eu l’intuition qu’il fallait que ce film se construise dans la pudeur et la dignité des personnages pour que cette histoire soit supportable à regarder. Mais qu’elle assume aussi l’émotion car on ne peut ni en faire l’économie, ni être dans le déni avec une histoire pareille. La question se pose donc en permanence sur la distance que l’on choisi de mettre lors du tournage, en utilisant une caméra ou une autre mais tout se joue surtout dans la direction d’acteurs. J’essaie de ne jamais être contrainte par la direction d’une scène car l’émotion se construit vraiment au montage. On ne sait pas à quel moment le film va avoir besoin qu’on retienne l’émotion ou, au contraire, qu’on la lâche. Il faut qu’on puisse disposer d’une grande possibilité de choix car il n’y a rien de pire que de partir dans une seule direction et de comprendre finalement qu’elle n’est pas juste. C’est pour cela que je fais jouer à chaque acteur, dans chaque scène, un panel de 4 ou 5 émotions différentes plus ou moins lâchées. Ainsi, dès que je comprends le film que je suis en train de faire au moment du montage, je peux choisir la prise adéquate. C’est le meilleur moyen de réussir la fabrication émotionnelle d’un film.

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Comment avez-vous procédé pour composer un casting aussi riche et varié ?

KQ : J’ai cherché à amener chacun(e) des comédien(ne)s ailleurs que là où ils avaient pu aller auparavant. Je trouve que c’est un beau défi que de déplacer des acteurs en fonction de leur histoire et de leur vécu. J’ai construit le casting comme une partition, j’ai mis en place un groupe et les ai choisi les uns en fonction des autres. On a également beaucoup travaillé avec le milieu médical. La plupart des rôles du personnel hospitalier sont joués par des professionnels de ce milieu. Ils étaient d’ailleurs très souvent présents sur le plateau, même quand ils ne tournaient pas, pour veiller à l’authenticité des gestes et des attitudes de chacun. Leur présence nous a donné un certain degré d’exigence, d’humanité et d’humilité. On voulait vraiment se mettre au service de cette histoire avec le plus de pudeur et de générosité possible.

Justement, puisque l’on parle de médecine, vous avez eu le courage de filmer une scène de greffe assez explicite. Comment fait-on pour concevoir une telle scène sans perdre le spectateur en chemin ?

KQ : C’est une scène qui est nourrie de l’observation du réel puisqu’avec mon chef opérateur, nous avons assisté à des greffes pour comprendre comment ce genre d’opération se déroulait, ce que cela pouvait nous faire, où nous avions envie de nous placer pour la regarder et comment nous devions amener le spectateur à voir cela parce que, bien sûr, il n’en a pas envie. On a fait le choix de ne pas donner un aspect documentaire à cette scène. Au contraire, nous voulions plutôt élaborer une représentation cinématographique de la greffe. Tout est très sophistiqué et même déréalisé. La couleur des murs ou des vêtements n’est pas du tout réaliste. On s’est notamment inspiré de Faux-Semblants de David Cronemberg. On a cherché à se nourrir de la véracité de cette expérience, à travers la précision gestuelle de la chirurgie, tout en fournissant un travail sur l’image qui s’inspire aussi bien de la peinture du Caravage que de l’iconographie religieuse puisque tout au long du processus, on voit que le cœur est porté comme une relique. Il y a même un plan qui évoque la Cène des Apôtres, même si cela ne dure qu’un instant car je ne veux pas que le sens prenne le pas sur le film ou que cela devienne un mot d’auteur ou un discours sur la Cène.

En terme de mise en scène, vous variez énormément les échelles de plans, du plus serré au plus large qui soit possible de faire…

KQ : Pour accéder à cette dimension collective et métaphysique de la greffe et pour relier le spectateur à cette sensation d’appartenir à un tout, d’être relié à chaque individu, j’ai pensé que cela devait être illustré par la variation des échelles de plan. La question était de savoir à quel moment intégrer ces différences d’échelle dans l’histoire pour que cela soit naturel et non discursif. Parfois on est en macro, à l’échelle d’une artère ou d’une veine qu’on coud et, à l’inverse, dans la scène où les médecins prennent l’avion pour aller récupérer le cœur, j’intègre la construction humaine à une échelle incroyable avec ces prises de vues aériennes.

Tout comme vous variez votre approche esthétique, en utilisant tour à tour des couleurs froides puis des couleurs chaudes mais en filmant toujours avec beaucoup de mouvement et de rythme…

KQ : J’aime assumer différentes influences dans un film. Quand tout converge dans la même direction, cela donne un résultat trop figé, qui n’est pas l’image de la vie dans tout ce qu’elle a de contradictoire. Après tout, il n’y a pas la vie d’un côté et la mort de l’autre. Au contraire, la mort est dans la vie. Le film n’est ni horizontal, ni vertical, il est circulaire. On est dans un cycle où la mort elle-même génère de la vie. Quand le personnage de l’infirmière voit les parents pleurer leur enfant disparu, elle envoie aussitôt un texto pour dire à son compagnon qu’elle l’aime. C’est ça le monde. Tout fonctionne par ondes. La vie des autres influe sur la notre et la mort nous provoque une urgence de vivre et de dire ce qui est important à ceux qui nous sont chers. C’est quelque chose que nous avons vécu pendant les attentats de l’année dernière et de juillet dernier. Il fallait alors que je fasse un film qui soit esthétiquement en cohérence avec cette idée là. J’assume donc pleinement de commencer mon film avec un aspect visuel proche du « teen movie » puis de basculer dans quelque chose de plus brut et réaliste avant d’approcher une esthétique qui évoque le cinéma de Douglas Sirk. J’ai envie d’expérimenter ces variations esthétiques, d’autant plus que le cinéma tolère cela. Il n’y a rien qui ne fonctionne pas, il faut juste oser. Et en effet, le mouvement et le travelling sont vraiment l’ADN du film puisque que l’on a décidé très vite avec mon chef op, que l’esthétique du film allait être à l’image de la vie qui circule ou du sang qui irrigue le corps. Le travelling irrigue donc tout le film même si, de temps en temps, il est stoppé. Notamment dans les scènes où la mort frappe, où les diagnostics médicaux tombent et où les décisions se prennent. Là, on est dans le champ contre champ et la fixité. On s’est beaucoup questionné quant aux scènes où l’on devait être en mouvement ainsi que celles où on devait s’immobiliser et comment ces deux approches allaient pouvoir dialoguer entre elles. C’est comme cela qu’on a définit l’esthétique du film et qu’on a décidé d’explorer le travelling sous toutes ses formes : drone, grue, travelling voiture, travelling rail, steadycam, caméra épaule, avec à chaque fois un sens différent en fonction de chaque situation et de chaque personnage.

Et que dire de la musique ? D’autant plus que vous vous êtes entouré d’un maître en la matière avec Alexandre Desplat…

KQ : Je pense à la musique dès l’écriture du scénario. Une fois que ce dernier est achevé, je travaille avec un ami qui est conseiller musical. Il lit ce que j’ai écris puis on parle de la tonalité musical du film et des instruments qu’on imagine. Il me fournit des compilations que je commence à écouter pendant les repérages puis je lui précise quelles seront les scènes qui vont être musicales, et en fonction de chaque scène, je choisi les musiques. Donc toutes les musiques originales non composées qui sont dans le film ont été choisies avant le tournage… pour la plupart en tout cas… Je les avais avec moi sur le plateau et parfois, je les écoutais même en direct parce que cela pouvait influer sur un mouvement de caméra ou sur une direction d’acteur. Et puis au montage, je choisis aussi la musique qui va être à la place des endroits où on va composer. Et justement, pour la composition, j’ai décidé d’utiliser le piano comme instrument principal. D’autant plus que le personnage interprété par Alice Taglioni en joue. Il y avait donc quelque chose d’assez organique à construire autour de cela. C’est un instrument qui peut nous éloigner du pathos, contrairement aux cordes qui sont très immédiatement émotionnelles. J’étais convaincu qu’il fallait quelque chose de lyrique mais pas de larmoyant. J’en ai parlé avec Alexandre Desplat qui était intéressé à l’idée d’écrire que pour du piano. J’ai commencé à monter le film avec des musiques non définitives et tout s’est fait très progressivement. Au début, il y en avait trop, j’en ai donc enlevé puis j’en ai remise jusqu’à ce qu’elle trouve leur juste place. Cela m’a permis de trouver le cœur de mon film, son rythme et son émotion. Et une fois le film fini, j’enlève les musiques qui étaient présélectionnées, je donne le film au compositeur, tout en lui laissant la possibilité d’écouter les musiques choisies initialement ou non mais au moins, il sait où il doit composer à la seconde près. Ça a été un moment génial et flippant à la fois quand Alexandre a commencé à composer car j’ai redécouvert mon film avec une musique que je ne connaissais pas alors que je m’étais habitué à l’autre. Du coup, j’avais peur de perdre mon film car la musique est quelque chose de tellement fondamentale au cinéma. Elle peut aussi bien vous tuer un film que l’embellir. Mais bon, là mon compositeur c’était quand même Alexandre Desplat, donc je me rassurais en me disant que tout irait pour le mieux. D’autant plus que j’avais compris mon film et que j’ai pu lui expliquer précisément ce que je recherchais. En fait, on dirige un compositeur comme un acteur même si c’est complexe de communiquer sur quelque chose d’aussi abstrait que la musique. Mais comme c’est quelqu’un de gentil, d’intelligent et qui croit en son metteur en scène, il travaille toujours pour servir le film au mieux.

Et enfin, pour conclure, il y a une notion qui revient souvent dans le cas des accidents aussi dramatiques que celui qui ouvre votre film, c’est la notion de la justice… En effet, la question se pose : est-ce le cœur d’un enfant de 15 ans qui doit sauver celui d’une adulte de 55 ans ? Ne serait-ce pas plus juste que ce soit l’inverse ? Et pourtant, quand on voit ce film, on comprend qu’il n’est jamais question de la justice mais simplement de la vie, dans tout ce qu’elle peut avoir de cruel et de beau…

KQ : Dans ce cas précis, j’ai simplement suivi le choix de l’auteur que je trouvais hyper fort car ça aurait été tellement plus facile de donner ce cœur à un enfant du même âge. Je me suis moi-même reposé la question au moment de l’écriture mais c’est beaucoup plus ambivalent et plus riche de se demander ce qu’une dame de 55 ans va pouvoir faire de ce cœur. Toutes les problématiques autour de la greffe sont alors d’autant plus criantes car c’est un âge très beau et très touchant où professionnellement on est presque au bout, on a des enfants qui sont grands et qui n’ont plus forcément besoin de nous, notre grande histoire d’amour est également un peu derrière nous. Donc qu’est ce qu’il reste à vivre ? Qu’est ce qu’on a envie de vivre ? Est-ce qu’on doit vivre parce qu’on a des enfants ? Jusqu’à quand a-t-on ce devoir ? Est-ce qu’il faut écouter son corps qui dit que c’est fini ou écouter la science qui peut encore vous sauver ? Et est-ce qu’on mérite de vivre alors que quelqu’un est mort ? Le choix de Maylis rend toutes ces questions d’autant plus fortes. J’ai donc simplement suivi ce choix et l’ai même développé.

Sortie le 2 novembre 2016.