FRANTZ : La beauté du mensonge ★★★★☆

François Ozon signe un drame émouvant en pleine entre-deux guerres, porté par un magnifique propos humaniste sur le pouvoir de l’imaginaire.

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La force du cinéma de François Ozon réside dans ses prises de risque constantes, l’envie de ne jamais faire deux fois le même film et d’aller chercher, derrière des codes plus facilement acceptables pour le septième art français, des genres qu’il embrasse avec amour. Du polar façon Agatha Christie (8 Femmes) au thriller hitchcockien (Dans la maison) en passant par le conte moderne (Ricky), le réalisateur a su se démarquer du tout-venant de la production hexagonale par une réflexion sur l’imaginaire et son impact sur la réalité. En somme, voilà la description d’un amoureux de la fiction, dont les considérations intellectuelles ne prennent jamais le dessus sur le besoin primordial (visiblement pas si évident en France) de raconter une bonne histoire. Mais son nouvel opus, Frantz, n’est pas qu’une nouvelle lumière au bout d’un sombre tunnel. Il est avant tout une profession de foi plus marquée encore que ses œuvres précédentes, une réponse à la fois lucide et teintée d’espoir sur la place de l’imaginaire dans le monde, comme le complément définitif aux problématiques placées dans l’ensemble de sa filmographie. Adapté d’une pièce de Maurice Rostand, elle-même adaptée par Ernst Lubitsch (Broken Lullaby), le film ausculte les tensions franco-allemandes à la fin de la Première Guerre mondiale, tandis que le jeune Adrien (Pierre Niney) se rend dans le village où a été enterré son ami Frantz, rencontrant par la même occasion sa famille et sa fiancée Anna (Paula Beer). Bien évidemment, cette venue cache en réalité un terrible secret, le type de mensonges qu’Ozon affectionne, bouleversant comme une rupture de ton le métrage en son milieu, ainsi que la réalité des personnages.

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Comme l’indique son titre, Frantz est un film de l’absence, focalisé sur un homme du passé dont on aimerait retracer l’existence, voire la réécrire. Avec un sens du détail très proustien, Ozon nous conte diverses anecdotes autour de cet être devenant un pur personnage. Sans que l’on puisse différencier la réalité de l’invention, le cinéaste nous manipule par la sensitivité des expériences décrites, parfois tellement précises que les protagonistes finissent eux-mêmes par s’y complaire. Tout comme le cinéma, il met nos sens en éveil pour nous émouvoir, à l’instar de cette scène magnifique où Adrien joue devant les parents de Frantz avec le violon de ce dernier. Le silence de la mort est insupportable, mais François Ozon insiste pour que nous l’écoutions, usant avec parcimonie de la partition de Philippe Rombi pour nous laisser du vide que les personnages cherchent désespérément à combler. Ils combattent la mort en faisant exister Frantz dans leur imaginaire, ce que le réalisateur traduit par son utilisation habile du noir et blanc. D’abord pensé d’un point de vue technique pour crédibiliser l’ancienneté de certains décors, il s’efface par instants au profit de la couleur, quand le rêve devient plus beau que la réalité. Elle détourne ainsi le regard de la tristesse du village de Frantz, mais aussi des tensions qu’il sous-tend face à la venue d’Adrien. La nouvelle amitié franco-allemande est là encore un mensonge, qui révèle la fracture entre deux pays vivant pourtant avec le même deuil. La mise en scène a beau jouer avec les bords du cadre, voire même avec des photographies ou des tableaux pour emprisonner ces personnages, François Ozon finit toujours par les rassembler dans un élan d’humanisme transcendant les nationalités, mêlant les langues pour aller au-delà des mots et prouver que l’universalité de l’imaginaire est peut-être la seule à pouvoir soigner les plaies de l’atrocité humaine.

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Néanmoins, le cinéaste crée également une réelle tension dramatique par rapport à cette problématique de la perception de l’imaginaire, qui peut s’avérer dévastatrice quand elle fait face à l’horreur du réel. La fiction est nécessairement frustrante car inaccessible, et les personnages le découvrent au travers de leurs proches qu’ils désirent protéger. C’est d’ailleurs une étonnante scène de confession qui mène le film vers un terrain peu commun mais logique dans le message de François Ozon : le mensonge l’emporte sur la révélation de la vérité, parce qu’il sauve parfois d’un mal inutile. Néanmoins, il suppose un fardeau de celui qui n’est pas trompé, et c’est ici à Anna de jouer ce rôle. Elle devient alors symboliquement l’artiste en souffrance, incapable de révéler la supercherie le condamnant à l’incompréhension des autres. L’assouvissement d’un fantasme peut avoir de lourdes conséquences, et doit peut-être rester de l’ordre du fantasme. Cette dure mais lucide réalité est acceptée par la jeune héroïne, et dirige son évolution, car comme dit plus tôt, Ozon ne sacrifie jamais la limpidité de son récit pour la réflexion qu’il suppose, fusse-t-elle aussi riche. Frantz est donc avant tout un drame amoureux poignant, ainsi que l’histoire de l’émancipation d’une femme dans un monde d’hommes voulant l’asservir. Son indépendance se paie par une expérience difficile du deuil, l’acceptation de se libérer d’un passé cruel, la privant de ses projets avec l’homme qu’elle aimait. Ses sentiments soudains pour Adrien engendrent alors un conflit cornélien assez évident mais qu’Ozon traite toujours avec un premier degré tout à son honneur. Le classicisme de sa mise en scène capte avec tendresse les regards et les non-dits, s’éloigne progressivement de son contexte historique pour se focaliser sur ses personnages, figures piégées dans le temps servant une puissance de l’imaginaire qu’ils exploitent eux-mêmes. De cette mise en abyme, le cinéaste puise une dimension à la fois optimiste et inquiète sur la place de ce pouvoir dans un monde en proie au chaos, faisant résonner son film d’époque à nos tensions géopolitiques contemporaines. Il prouve dès lors que l’universalité de son propos se justifie par son parti-pris d’un cinéma immersif, loin d’un naturalisme pompeux qui empêche la fiction française de pleinement s’étendre. Il nous rappelle que le septième art est un art du mensonge, et plutôt que de défier cette réalité, il préfère l’embrasser et nous manipuler, comme Anna, pour mieux nous émerveiller.

Réalisé par François Ozon, avec Pierre Niney, Paula Beer, Ernst Stötzner…

Sortie le 7 septembre 2016.