DU THÉÂTRE AU CINÉMA : Rencontre avec Jean-Marc Culiersi

Par Le Cinéphile Anonyme @CinephilAnonyme

Le cinéma est magique car il permet de raconter des histoires. Qu’elles soient drôles ou tristes, ces histoires nous emmènent, le temps d’une séance, dans un autre monde. Mais le cinéma peut revisiter des histoires déjà existantes pour leurs donner une nouvelle vie, pour nous en montrer une vision différente. Quand on parle d’adaptation, on pense souvent au roman et c’est légitime car chaque semaine, des adaptations nous sont proposées dans les cinémas que nous avons l’habitude de fréquenter. Cependant, il existe un autre type de littérature qui peut être « adapté » au cinéma : le théâtre. Il y a quelques jours, nous nous sommes entretenus avec Jean-Marc Culiersi, un comédien, metteur en scène et réalisateur qui vient de lancer une campagne Ulule pour financer l’adaptation de Derniers remords avant l’oubli, une pièce du célèbre dramaturge français Jean-Luc Lagarce. Rencontre.

Pour nos lecteurs qui ne vous connaissent pas ou peu, pouvez-vous présenter votre parcours en quelques mots ?

Je suis comédien de formation. J’ai joué en France et à l’étranger des auteurs classiques et contemporains. En 1995, j’ai créé le Studio Théâtre de Saint-Denis, pour lequel j’ai écrit et mis en scène Nouvelles Lunes, en collaboration avec Valentina Arce, Yvonne la Madone de la Plaine d’après Didier Daeninckx, puis Samuel ou la désaffection de Laurent Villate à Paris au Tremplin Théâtre.

Tout en continuant de jouer et de mettre en scène pour le théâtre, j’ai écrit pour le cinéma : Les Deux mondes, coécrit avec Daniel Cohen qui en est le réalisateur, La Storia di B. coécrit avec le réalisateur du film Alexandre Messina, Une vie française, réalisé par Jean-Pierre Sinapi, primé au Festival de Luchon et qui a reçu le prix du syndicat français de la critique de cinéma et de la télévision 2012. J’ai également participé au scénario de 15 jours ailleurs de Didier Bivel et au projet Les Mains bleues de Bruno Lajara, ainsi qu’au film Les Marais criminels, réalisé par Alexandre Messina.

J’ai fait mes premiers pas dans la réalisation en coréalisant avec Alexandre Messina le documentaire Mémoire Ouvrière, sélectionné au festival Traces de vie rencontres documentaires. Puis j’ai réalisé un court-métrage, l’adaptation de ma pièce de théâtre Perte de contrôle, qui m’a poussé en  2014 à créer avec Erminia Sinapi notre société de production Les Films Du Lion.

Vous vous lancez dans l’adaptation de Derniers remords avant l’oubli, une pièce de Jean-Luc Lagarce. Comment s’est orienté le choix vers ce grand dramaturge français ?

Mon désir d’adapter pour le cinéma Derniers remords avant l’oubli de Jean-Luc Lagarce s’est forgé au fil des relectures de cette pièce magnifique et il s’est concrétisé en découvrant la mise en scène de Serge Lipszyc avec la compagnie du Matamore. Venant moi-même du théâtre, je suis convaincu que les grandes œuvres théâtrales adaptées pour le cinéma permettent de le renouveler, de le réinventer. Jean-Luc Lagarce est un auteur populaire, c’est-à-dire qui traite de la vérité relationnelle, l’humain dans sa simplicité, dans sa fragilité. La mise en scène de Serge Lipszyc s’attachait à retrouver cette part d’humanité souvent détournée, oubliée par les gens de théâtre qui montaient Lagarce. Le film s’inscrit dans la droite ligne de ce travail, de ce point de vue.

Avant d’être réalisateur, vous êtes avant tout comédien et metteur en scène. Est-ce une sorte de défi pour vous de transposer une pièce de théâtre au cinéma ?

En tant que comédien et metteur en scène, j’ai eu la chance de me confronter à de grands auteurs, à des textes magnifiques. Le théâtre m’a appris à respecter la parole et l’univers de l’auteur tout en développant un point de vue, une vision personnelle. Il m’a appris à placer l’acteur au centre du projet tout en m’appuyant sur un collectif. Réaliser Derniers remords avant l’oubli est le prolongement de cette expérience au cinéma. Il y a, chaque année, énormément d’adaptations de romans au cinéma. L’adaptation théâtrale pose un autre enjeu, puisque le dramaturge, en écrivant sa pièce, énonce déjà des consignes avec ses didascalies. Est-ce que cela apporte un enjeu, une contrainte supplémentaire pour vous en tant que réalisateur ? Il n’y a aucune didascalie dans le texte original. Toutefois, Lagarce, en amoureux du cinéma, propose entre chaque tableau une véritable ellipse. Il laisse ainsi la place à l’extrapolation, à la liberté de digresser, de développer l’univers des personnages. C’est aussi une invitation à réinventer l’ordre des séquences. Affirmer un point de vue.

Nous avons imaginé avec mon coscénariste Pierre Larribe des scènes supplémentaires qui nous permettent d’aller plus loin dans ce que vivent et traversent les personnages : ce sont des situations qui les racontent quand ils ne parlent pas, quand ils ne parlent plus, quand ils sont soumis au silence ou obligés d’agir parce que la parole est vaine, impossible, dans leurs instants de solitude, parfois touchants, parfois ridicules. Nous avons voulu placer les personnages dans une sorte de tourbillon émotionnel, une tension permanente où quand ils ne s’affrontent pas ils s’efforcent de s’éviter. Et quand ils se croisent, il arrive qu’ils se parlent mais ne s’entendent pas. Ils ne se rencontrent pas réellement.

Que raconte Derniers remords avant l’oubli ? Quelles sont les différentes thématiques abordées ?

C’est un dimanche à la campagne, au début des années 90, dans une maison où trois des personnages (Hélène, Pierre et Paul, tous les trois la quarantaine) ont vécu une histoire d’amour vingt ans plus tôt… l’esprit communautaire, les années 70. 
Puis ils se sont séparés. Pierre vit toujours en solitaire dans cette maison. Hélène et Paul se sont mariés chacun de leur côté, ailleurs.
 Ce jour-là, ils reviennent avec conjoints embarrassés (Anne et Antoine) et enfant insolent (Lise), pour débattre de la vente de la maison, qu’ils avaient achetée en commun et qui a pris de la valeur. Ils ont besoin d’argent. Mais sont-ils seulement venus pour cela ? Il y a dans les placards des cadavres sentimentaux, des secrets, des idéaux perdus et des remords…

Je considère la pièce comme une comédie douce amère sur l’amitié et l’amour, sur l’arrangement avec la réalité, avec le passé. Dans les années 70, Hélène, Pierre et Paul étaient en rupture avec leurs origines bourgeoises. Cette maison perdue dans la campagne, loin du monde urbain et « capitaliste » était leur refuge, l’expression illusoire de leur révolte. Derrière cette très belle histoire d’amour se cache une réflexion sociale et politique. Pierre, Paul et Hélène sont des petits bourgeois qui ont cru pouvoir échapper à leurs origines. Ils y ont cru le temps d’une parenthèse enchantée. Au moment où se déroule l’histoire, en 1992, ils s’affrontent autour de la vente de la maison. En vérité, c’est un règlement de comptes pour mettre définitivement fin à une relation amoureuse encore vive. Mais ce n’est pas facile ! Pierre est celui qui en paye le plus lourd tribut parce qu’il est seul. Homme fragile, borderline, il a rassemblé dans une chambre où il n’entre jamais tout ce qui le rattache à ce passé. Une chambre-débarras qui en vérité renforce cet impossible rejet de ce qu’il a été et continue au fond à être vingt ans plus tard. Rien n’a été réglé.

Il y a, au théâtre, une contrainte technique en ce qui concerne les décors. L’espace de jeu est limité dans l’espace. Allez-vous retranscrire ceci en faisant un huis-clos ou allez-vous vous éloigner de cette contrainte ?

La pièce de Lagarce n’offre ni contexte historique daté, ni cadre géographique situable. Il n’existe pas de didascalies décrivant un décor, et les dialogues donnent à ce sujet peu de détails précis. Il nous a fallu donc imaginer la configuration de cette maison où vont se dérouler les conversations et les affrontements. Une maison ancienne où rien n’a vraiment changé depuis les années 70. Au début de notre réflexion, nous croyions qu’il fallait aérer la pièce, en faire un film proprement dit en montrant le passé des personnages par flash-backs, ou les découvrir avant cette réunion dans leur quotidien pour mieux les définir, les saisir. Mais nos premières tentatives n’ont rien apporté de convaincant. Nous avons compris qu’il fallait se concentrer essentiellement sur la maison, ce septième personnage, l’arène où s’affrontent les trois anciens amis. La maison devient alors concrètement un lieu de vie, chargé en émotion, que les personnages doivent subir.

Nous avons aussi décidé de montrer les extérieurs proches de la maison. Cela nous permet de nous détacher de la proposition théâtrale originale. Mais aussi, et surtout, pour dire que le huis-clos sous tension qui se joue à l’intérieur, n’épargne pas l’extérieur et son cadre bucolique. Toute la propriété est le théâtre de la violence des sentiments que traversent les personnages. Le jardin, uniquement évoqué dans la pièce, apparaît comme un espace qui n’a de charmant que le cadre car les affrontements continuent de s’y exprimer sans relâche, même pour ceux qui espéraient y trouver un refuge.

Le projet est déjà bien réfléchi, avez-vous une idée du futur lieu de tournage et des acteurs/actrices qui joueront dans cette adaptation théâtrale ?

Nous espérons tourner dans le Perche en Basse-Normandie, région qui se rapproche le plus de ce qui est suggéré dans l’œuvre de Lagarce. À une 1h30 de Paris en voiture (les dialogues mentionnent un périphérique bondé, « Le périphérique en soirée, vous ne connaissez pas ça, mais… « , il peut tout à fait s’agir du périphérique parisien), le Perche est devenu dans les années 90 une véritable zone de maisons secondaires pour certains parisiens, une mode qui aura fait exploser les prix de l’immobilier.

La distribution sera celle de la pièce qui a été créée à Paris dans une mise en scène de Serge Lipszyc. Le film sera dans la continuité de ce qui a été créé sur scène par ce groupe d’amis complices qui partagent un amour commun pour des œuvres exigeantes qui parlent de notre monde. Des comédiens portés par le désir d’explorer autrement le texte de Lagarce. Les nombreuses représentations de la pièce ont créé une fluidité et une harmonie dans leur jeu qui sera un atout pour le film. Nous serons animés par un esprit de troupe, c’est-à-dire par la volonté de partager, échanger, chercher ensemble, sans relâche. Cet état d’esprit peut et doit exister au cinéma comme il existe au théâtre. Il est, je crois, une nécessité qui permet de réunir les acteurs, les techniciens, le réalisateur autour de la même volonté de réussir ce projet.

Vous allez soumettre votre projet sur le site de crowdfunding Ulule. Pourquoi ce choix de financement ?

Tout le monde veut tourner. Et, grâce au numérique, tout le monde peut tourner. Vite. Tout de suite. On n’a pas d’argent, mais on a des choses à dire. A montrer. A partager. Rares et fragiles, les films à micro-budget sont pourtant trop souvent oubliés par les instances, alors que par leur intensité, ils les légitiment. Le cinéma français, pris dans ses problèmes de financement, de concurrence, de box-office, d’augmentation des coûts de production, pousse de plus en plus à faire des “produits”. Courir après le financement et essayer de mieux comprendre les subtilités de la production ont sans nul doute distrait la profession et tout particulièrement les créateurs indépendants de ce qu’ils devaient véritablement entreprendre. Je crois qu’il faut proposer une économie différente pour ceux qui espèrent des œuvres.

Le crowdfunding propose une manière innovante de faire du cinéma. Innovation économique, permettant d’amorcer le financement d’un film, de lui donner une chance d’exister. Innovation dans la relation de l’artiste avec le public. Un film existera parce qu’il y aura un échange, une écoute, une communion entre l’équipe du projet et les donateurs. Au-delà de l’aspect économique, un lien fort sera créé avec les futurs spectateurs. Le film ne sera pas un produit, mais une œuvre qui se construira sur la passion et l’engagement d’une troupe d’artistes et de techniciens soutenue par une communauté. Cette dimension participative, cette nouvelle économie peut permettre au cinéma indépendant de se renouveler. Je suis convaincu que c’est de manière indépendante et avec le soutien d’une communauté que notre projet prendra vie. De Shadows de John Cassavetes à Donoma de Djinn Carrenard, les exemples sont nombreux de films à micro-budget qui se sont faits sur la nécessité d’exister et d’affirmer un point de vue artistique fort, affranchis des contraintes de l’industrie traditionnelle du cinéma.

Propos recueillis par le Cinéphile Lunatique.

Si le coeur vous en dit, vous pouvez retrouver tous les détails du projet de Jean-Marc Culiersi sur la page Ulule de Derniers remords avant l’oubli. Dans tous les cas, nous lui souhaitons bonne chance et nous sommes impatients de voir ce que donnera cette adaptation de la pièce de Jean-Luc Lagarce.

Derniers remords avant l’oubli sur Ulule.

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