Enemy, Denis Villeneuve (2013)

Par Lakshmiz

Commençons par quelques chiffres pour introduire cette oeuvre nébuleuse qu'est . Il s'agit du septième film du réalisateur montréalais Denis Villeneuve. C'est aussi, après , sa seconde collaboration avec l'acteur Jake Gyllenhaal et la seconde fois qu'il adapte une œuvre littéraire sur grand écran -précédemment, il avait réalisé , originellement une pièce théâtrale de Wajdi Mouawad. C'est aussi la seconde adaptation d'une œuvre de Saramago en long-métrage après de Fernando Mireilles. C'est le producteur Niv Fichman qui a acquis les droits des deux romans et a proposé au canadien de piloter l'adaptation de L'autre comme moi. Denis Villeneuve s'empare donc du projet et accouche de l'hypnotique , qui est à ce jour son film le plus symbolique, labyrinthique et personnel. Et s'il y a bien une chose qui me séduit dans le cinéma de Denis Villeneuve, c'est sa capacité à absorber son sujet pour mettre au point une ambiance totalement adéquate sans sacrifier à la dimension personnelle de ses œuvres.

Adam Bell est un professeur d'université discret qui partage sporadiquement sa vie avec Mary. Un jour Adam découvre son sosie parfait dans la personne d'Anthony, un acteur décomplexé. Profondément troublé, le professeur entreprend d'entrer en contact avec lui. C'est à ce moment que la femme enceinte d'Anthony entre dans sa vie et que l'équilibre ronflant de sa petite vie d'universitaire se rompt...

Entendons-nous bien : si vous n'avez pas encore vu , je vous suggère de stopper immédiatement votre lecture puisque dans cette analyse nous allons très largement déflorer l'intrigue. Le film de Denis Villeneuve est une œuvre tellement riche et déroutante, qu'il serait dommage de passer à côté d'un premier visionnage vierge de toute explication. Qui plus est, un des plaisirs d' c'est de pouvoir y plaquer les intentions qu'on voudra bien lui prêter tant le film est protéiforme. A bon entendeur... Rétrospectivement, s'il y a bien une obsession que l'on peut trouver à Denis Villeneuve c'est celle de la question morale. Chacun de ses films, du récent au déchirant en passant par , aborde la question de la moralité. Il dépeint souvent la morale comme une sorte de tissu malléable et chatoyant totalement, qui se plierait aux impératifs émotionnels, sociaux ou politiques. illustre par exemple le simulacre moral dans la géopolitique et le maintien de l'ordre social, alors que se concentre sur l'homme dans ce qu'il a de plus personnel mais aussi d'universel. Ce qu'il y a de proprement fascinant dans ce film c'est le nombre de niveaux de lecture qu'on y trouve. Le film s'ouvre sur un panoramique jaunâtre et angoissant de la ville de Toronto. En off, résonne la voix d'une femme laissant un message sur le répondeur de son fils, suivit d'un plan montrant Jake Gyllenhaal derrière le volant de sa voiture puis d'une femme enceinte assise sur un lit. En trois plans seulement, le réalisateur a déjà posé le cœur de son intrigue. Il s'agira donc de choix de vie, d'amour et de relations de couple dans une ville moderne. Le contexte spatio-temporel est laissé dans un flou relatif -à l'image de ce paysage urbain plutôt générique- pour permettre à cette fable de revêtir son aspect tout à fait universel. Le premier tiers du film se concentre sur une, a priori, dramatique mais banale histoire de doppelgänger. Le doppelgänger, ou plus prosaïquement le double, est une image bien connue du folklore, de la littérature, du cinéma ou encore des jeux-vidéo. Il illustre la dualité inhérente à chaque individu. Généralement le doppelgänger est un sosie maléfique, une image négative d'un individu. Le film s'oriente donc dans un premier temps vers une lecture plutôt fantasmagorique de l'action, avec toujours la question morale comme point d'orgue. En effet, si Adam est un homme introverti, en union libre et investi dans une vie routinière, le double qu'il se découvre en la personne d'Anthony est charismatique, marié, futur papa et semble avoir réussi la vie qu'Adam a toujours espéré pour lui-même. Si les corps sont les mêmes -comme le prouve leur cicatrice commune-, les esprits ne semblent pas l'être et les deux individus s'arrangent différemment avec leurs consciences. Adam apparaît comme quelqu'un de prudent et respectueux alors qu'Anthony est narcissique et infidèle. Si l'on tire la figure du double sur toute la chronologie narrative du film, on en déduit qu'Adam et Anthony échangent leurs rôles pour mener des vies plus appropriées à leurs attentes respectives. Le professeur d'université étant attiré par le bel appartement, l'épouse aimante et la perspective d'être père et, inversement, l'acteur étant attiré par la perspective d'une escapade romantique et sensuelle avec la concubine libre. C'est une première lecture du film qui fonctionne si l'on veut bien en rester là mais ça serait passer à côté des nombreux indices distillés tout au long de la narration qui promettent un niveau de compréhension plus profond.

Aux premières images décrites plus tôt, et dont l'ambiance étouffante assaille le spectateur, succède un court exergue : " Chaos is order yet undeciphered. " ( " Le chaos est un ordre qui n'aurait pas encore été déchiffré. ") Très clairement le réalisateur invite le spectateur à décrypter cette intrigue qu'il considère comme un chaos narratif. Et quel mot inaugural que celui de chaos ! Traditionnellement, il désigne un état primitif et antérieur à l'instauration de règles. C'est donc un lieu de spontanéité et d'amoralité -à ne pas confondre avec l'immoralité qui suppose une réaction à des normes définies. On relie bien volontiers la notion de chaos à celle de subconscient, en tant que lieu de l'esprit qui se refuse à la rationalisation. A travers cet exergue, Denis Villeneuve ne nous signale t-il pas plutôt que nous entrons dans la tête du personnage principal ? Dans son subconscient, plus précisément, en proie à ses habituelles névroses. Adam et Anthony serait une unique et même personne qui, sans aller dans la schizophrénie, combat éternellement les mêmes obsessions pour l'adultère et l'égocentrisme, jusqu'à faire émerger l'image de ce double. Anthony est l'incarnation du subconscient d'Adam et Adam une version policée de celui qu'il aurait pu être -l'acteur narcissique et infidèle. Finalement, l'un sans l'autre ne peuvent exister puisque ce sont ces deux versions qui forment l'individu entier. De nombreux indices jalonnent le film et tendent à prouver cette théorie du personnage-subconscient. Adam et Anthony sont similaires jusqu'à partager la même cicatrice sur l'abdomen. Lorsque Adam se rend sur le lieu de travail d'Anthony, on lui remet une lettre en s'étonnant de ne pas l'avoir vu depuis six mois. Six mois qui coïncident avec le début de la grossesse de sa femme. Après sa rencontre avec le double, l'épouse téléphone à Anthony : alors que Adam disparaît en hors-champ, c'est Anthony qui décroche en off. La photo déchirée aperçue dans l'appartement d'Adam se retrouve complète dans l'appartement d'Anthony : il s 'agit d'une photo du couple Anthony/Helen. Lorsque Adam rencontre sa mère, celle-ci l'invite à oublier ses ambitions d'acteurs pour se concentrer sur son couple. Ces détails subtilement distillés dans le récit permettent de relier Adam et Anthony comme une unique personne. Mais ils peuvent aussi étayer la thèse fantastique du doppelgänger cherchant à remplacer son double. Le caractère labyrinthique d' n'occulte pas pour autant la question de la morale et de l'engagement, qui revient à chaque niveau de lecture. Dans l'une des premières séquences du film, Adam cite ainsi Hegel : " All the world's great events happen twice... " (" Tous les grands évènements se produisent toujours deux fois... ") qu'il complète par la boutade de Marx : " the first time is a tragedy, the second time is a farce. " (" la première fois comme une tragédie et la seconde comme une farce. ") Pour le réalisateur, il est impossible d'échapper à soi-même. Les travers des hommes et de l'humanité ressurgissent de façon cyclique, comme le naturel revient toujours au galop chez qui le chasse. En cela, le point de vu développé dans est assez similaire à celui de où la jeune recrue idéaliste finit brisée par la réalité du terrain à tel point qu'elle en abandonne les principes qu'elle souhaitait pourtant défendre. A la fin de , le personnage principal trouve la clé du club privé dans lequel on l'a aperçu au début du film. Fantasme, symbole ou véritable objet, cette fin nous laisse entendre qu'aussitôt après avoir combattu ses démons, Adam/Anthony est prêt à retomber dans ses éternels travers. Cette fin nous laisse d'ailleurs supposer que l'action va se réitérer, mais cette fois sous la forme d'une grotesque farce.

Denis Villeneuve livre une fable moderne à la portée ambiguë et tisse un incroyable réseau symbolique, entre la figure du doppelgänger et celle de l'araignée sur laquelle nous allons maintenant nous pencher. S'il y a bien un personnage secondaire inquiétant dans c'est l'araignée qui apparaît à quatre reprises. Il s'agit du symbole clé du film. L'araignée représente les femmes -l'épouse, la fiancée, l'amante-, mais aussi la figure maternelle -ici interprétée par Isabella Rossellini, étouffante et directive. L'araignée et réputée pour les toiles qu'elle tisse autour de ses proies. Cette métaphore de la toile on la retrouve dans les plans de Toronto laissant apparaître des filins et autres câbles qui forment comme une prison pour le personnage principal. Mais la toile c'est aussi ce réseau qui permet à l'insecte de se déplacer et donc de vivre. La femme est à la fois cette force qui entrave Adam dans sa capacité d'agir en l'enserrant dans la toile qu'est le cocon familiale mais c'est aussi la représentation du foyer en ce qu'il a de plus rassurant et protecteur. Si l'araignée représente la femme, son symbolisme étendu rejoint la phobie de l'engagement qui semble paralyser le personnage principal. L'araignée est aussi synonyme d'inspiration et de créativité, il n'est donc pas étonnant qu'Anthony berce dans le cinéma. Enfin, l'araignée est aussi l'incarnation de la part sombre et duelle qui sommeille en l'individu, c'est donc une itération de la thématique du doppelgänger. Penchons-nous un instant sur les quatre occurrences de l'araignée. Chronologiquement, la première apparition de l'araignée a lieu dans le club privé que fréquente Anthony. On peut y avoir une call-girl libérer l'insecte sur la scène avant de l'écraser avec son talon. La séquence symbolise la trahison ou la mise à mort de la relation maritale qu'Anthony entretient avec Helen. La seconde occurrence de l'araignée se déroule dans une scène contemplative ou de songe. L'animal y apparaît gigantesque et se déplace entre les immeubles de la ville, une vision irréelle assez cocasse. Si l'araignée représente le couple, on peut en déduire qu'Adam éprouve de la culpabilité pour ses incartades vis à vis d'Helen. On constate une gradation entre les deux séquences, sur le modèle énoncé par Marx. La première montre la mise à mort d'un animal dans une forme de divertissement, c'est la forme dramatique. La seconde joue sur un gigantisme improbable qui serait ridicule s'il n'était pas aussi inquiétant, c'est la forme de la farce. La troisième occurrence de l'araignée se fait à nouveau dans un songe où Anthony croise une call-girl arborant un masque de tarentule. Celle-ci est d'ailleurs filmée à l'envers, ajoutant à la scène un mystère et un sentiment d'angoisse qui a tout du drame. Enfin, la dernière occurrence de l'animal a lieu dans la toute dernière scène du film. Alors qu'Adam/Anthony, a priori débarrassé de ses démons, s'apprête à céder de nouveau à l'adultère, il jette un œil dans la chambre maritale où se trouve Helen. Celle-ci a laissé place à une gigantesque araignée en plan rapproché que l'on voit en position de repli dans un coin de la pièce. C'est une scène que l'on peut interpréter à nouveau comme une farce puisque le gigantisme de l'animal devrait la préserver de la peur du minuscule Adam qui l'observe. Et puisque l'action va se répéter à nouveau, cette fois sous la forme de la farce si l'on en croit le mot de Marx, peut-être l'araignée redoute t-elle la scène inaugurale où elle sera écrasée dans le club privé. Cette scène finale donne d'ailleurs tout son poids à la phrase d'Adam lorsqu'il donne son cours à l'université : " It's a pattern that repeats itself throughout history. " ("C'est un schéma qui se répète tout au long de l'histoire.")

Après ces explications, j'espère vous avoir convaincu que le de Denis Villeneuve méritait plusieurs visionnages pour révéler toute sa richesse narrative et symbolique. Quoi qu'il en soit, ce film reste une œuvre à la fois très maîtrisée et spontanée. On reconnaît d'ailleurs les inspirations du réalisateur montréalais puisées chez ses confrères fins observateurs des vertiges de l'âme humaine : comme David Lynch -à qui il vole l'actrice Isabella Rosselini- et David Chronenberg. On remarque également que la figure de l'araignée est largement inspirée de la sculpture de Louise Bourgeois intitulée Maman. Cette œuvre de neuf mètres de haut a notamment été acquise en 2005 par la ville d'Ottawa -non loin donc de Toronto. La musique à la fois intrigante et angoissante de Danny Bensi et Saunder Jurriaans sert à merveille ce récit fantasmagorique. Le travail de mixage et d'amplification des effets sonores est tout aussi percutant : le ronron d'un frigidaire ou d'une voiture véhicule un stress supplémentaire pour le spectateur. Visuellement, Denis Villeneuve reste fidèle à sa réputation de réalisateur pointilleux. Chaque plan est savamment et rigoureusement pensé pour entretenir le suspense et le flou spatio-temporel. La photographie sépia et jaunâtre de Nicolas Bolduc, qui a par ailleurs déjà travaillé avec Villeneuve sur , complète à la fois symboliquement le récit -la couleur jaune symbolise la traîtrise, l'adultère, la maladie ou encore l'égo- et instaure une tension visuelle immersive. On découvre un Toronto mystérieux et toxique, comme enveloppé dans les brumes d'une pollution qui émane de la flexibilité morale de ses habitants. Enfin, il faut saluer le travail d'acteur de Jake Gyllenhaal qui parvient à incarner parfaitement les deux rôles et donne de la profondeur à cette histoire de doppelgänger psychique. On sent l'acteur véritablement habité par son personnage et l'ambiance que Villeneuve entend donner au récit. est un film bluffant qui allie beauté plastique et richesse narrative. A votre tour maintenant de vous faire votre propre idée sur la question.