Critique de « Je suis le peuple »

Je suis le peuple d’Anna Roussilon, Documentaire Franco-Egyptien, 2016.

Sélection Acid Cannes 2015

Dès la première scène on est frappé par la beauté des paysages et de la photographie, comme une invitation au voyage, et quel voyage !

Retour en 2011, la réalisatrice, se rend à Louxor, petit village à 700 km du Caire, pour filmer un paysan, Farraj. Le hasard fera éclater la révolution égyptienne peu après, lui donnant l’idée d’opérer un décadrage en choisissant de poser son regard sur ce village bien loin de la fameuse place Tahrir sur laquelle les caméras du monde entier sont braquées. Anna Roussillon signe un documentaire original et intelligent sur la révolution égyptienne, mais pas seulement car c’est toute la société paysanne de Louxor qu’elle filme et met en valeur, tout en subtilité.

La révolution met du temps à arriver jusqu’à Louxor. Les habitants se tiennent informés grâce à la télévision qui occupe une place centrale dans le film, structurant les rapports dans la société et les rapports politiques. Elle occupe aussi une place de choix dans l’habitation. Elle est le symbole de la joie dans cette société où les rapports humains n’ont pas encore été dénaturés par les objets connectés et le monde virtuel.peuple2

Le rôle des médias est une des questions sous-jacentes soulevées par le film. La télévision représente la seule ouverture des personnages sur le monde et le reste de l’Egypte. Pourtant elle n’est qu’un point de vue, souvent vecteur de propagande. Farraj lui-même le découvrira au fur et à mesure.

Farraj s’intéresse à la politique dès le début du film, ce qui n’est pas le cas de tous. On suit avec lui la naissance d’une révolution, les espoirs et les déceptions qui s’ensuivent, car, comme il le dit lui même, la constitution ne permet pas de s’assurer que le nouveau président ne prenne pas les pleins pouvoirs.

Le film aborde subtilement la délicate question de l’apprentissage de la politique et de la citoyenneté. Les difficultés et les questionnements rencontrés sont universels. Rien n’est aussi simple qu’on ne peut l’espérer. La politique n’est pas une ligne droite, mais un chemin sinueux, plein d’embûches, qui laisse parfois un goût amer. Farraj hésite, espère et désespère. Il nie l’évidence, il a honte de s’être trompé, puis accepte et se résout. Pourtant, il développe tout au long du documentaire une pensée et une analyse de plus en plus fines et argumentées.

Après la chute du régime Moubarak, petit à petit, les conversations vont se politiser à Louxor, jusqu’à ce que tous bientôt se sentent concernés par la tenue d’élections dans tout le pays. Avec ces premières élections « libres » naît l’impression que pour la première fois, sa voix comptera. On sent se lever en Egypte, jusque dans cette campagne oubliée, un vent de liberté et d’espoir.

Les femmes semblent plus méfiantes dans cette société très genrée. Elles pensent qu’élire un autre président ne changera rien. La fille de Farraj explique son point de vue tout en nuances : la révolution est nécessaire, mais, depuis, tout va mal. Quant à Baata, elle va jusqu’à regretter l’époque Morsi avec plus ou moins de mauvaise foi. Elle n’est pas allée voter. « J’ai peur, si je vote pour l’un, que l’autre vienne me demander des comptes », dit-elle. On voit apparaître la difficulté de penser une autre politique, quand les besoins liés aux premières nécessités ne sont pas garantis. Les prix augmentent, le pays est instable, c’est le prix à payer pour plus de liberté. On prend conscience que la révolution est un sacrifice, ce n’est que le début d’un processus lent, très lent, qui permettra (peut-être) le changement. La référence à Dieu est omniprésente dans les esprits égyptiens et dans les discours politiques. On se dit « C’est Dieu qui rétablira les choses » et l’on reprend espoir.

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C’est aussi un film plein d’humour et de tendresse, qui nous oblige à questionner notre point de vue d’occidental « rompu » à l’exercice de la démocratie. Pourtant, serions-nous capable de faire en France ce que ce peuple a fait ? C’est la question que pose Farraj à Anna. Avons-nous conscience des mécanismes de la démocratie telle qu’elle fonctionne en France (pratiques galvaudées, droits acquis par d’anciens combats oubliés)?

Le documentaire nous plonge de façon captivante dans une Egypte, rurale, traditionnelle, bien différente de la réalité française et pourtant bien loin de nos préjugés dont il joue subtilement. La réalisatrice a su trouver la juste place. Elle représente « la Française », jamais visible à l’image, interpellée et taquinée par les habitants à l’humour et au franc-parler désopilant. La réalisation est maitrisée mais sait s’effacer au profit des personnages, pour notre plus grand bonheur. Anna Roussillon nous livre un premier film réjouissant, qui aborde des questions très diverses sans a priori : un film qu’on n’oublie pas !

Alexandra Le Moëne.