The Big Short, ou quand l’obscénité devient mise en scène.

Par Lakshmiz

J'adore aller au cinéma sans aucune attente et ressortir un peu bousculée par ma séance. Voilà mon état d'esprit au sortir de The Big Short. En salle depuis le 23 Décembre dernier, cela fait donc plus d'un mois que le film de Adam McKay est sur les écrans et depuis il se fait plutôt discret -hormis les quelques affichages dans le métro parisien-. Il faut dire que le sujet a de quoi rebuter puisqu'il se déroule pendant la bulle immobilière de 2005 qui fera éclater la crise financière dans laquelle le monde est toujours plongé à l'heure actuelle. Un sujet en apparence rebutant, d'autant plus que The Big Short se concentre sur un groupe de marginaux de la finance qui ont décidé de parier à l'encontre du système, persuadés qu'ils étaient que ledit système était au bord de l'effondrement. Évidemment, le sujet est délicat, répugnant même. Je n'avais pas très envie de voir The Big Short pour les mêmes raisons que je n'ai toujours pas vu The Wolf of Wall Street : tout cela m'avait l'air bien obscène et dégradant. A l'heure même où les petites gens souffrent de la crise, du chômage, des trahisons multiples de l'état, pourquoi devraient-ils se manger des films exposant les incroyables aventures de riches enfoirés qui spéculent sur le malheur des autres et gaspillent leur richesse en dépenses proprement inutiles ? On a déjà du mal à condamner ces purs produits d'un capitalisme devenu fou, alors pourquoi les célébrer dans nos films et en faire ces antihéros franchement charismatiques qui échappent à toutes les embûches ? Pourquoi ? Voici, en substance, l'état de mes pensées avant d'entrer dans la salle.

Mais, heureusement, The Big Short aborde la chose avec beaucoup plus de franchise et d'intelligence que le synopsis ne laissait le prévoir. McKay, qui pilote ici l'adaptation d'un livre, Le Casse du Siècle de Michael Lewis, est bien conscient de l'obscénité de cette histoire et l'utilise comme un véritable parti pris de mise en scène. Ainsi, lorsque le film emprunte des raccourcis narratifs, parce qu'il ne peut se permettre les pérégrinations exhaustives du livre, il le fait dire à un personnage. Ce dernier regarde la caméra et s'adresse directement au spectateur pour lui expliquer que, bien sûr, il faudrait être con pour croire que cela s'est ainsi passé mais que pour un soucis d'efficacité nous allons tous accepter cette convention narrative. The Big Short n'est pas seulement honnête sur ses procédés de fabrication artificiels, puisqu'il interroge ainsi le spectateur sur son degré de crédulité devant une oeuvre cinématographique. Et il y a quantité d'autres idées de mise en scène vraiment malignes dans cette dramédie financière ! A trois reprises le cours de l'action est interrompu pour expliquer au spectateur des techniques du monde de la finance. Pour s'assurer la compréhension du spectateur, on fera expliquer ce que sont les CDO ( Collateralized Debt Obligations) par une bombe sexuelle qui boit du champagne dans sa baignoire -Margot Robbie, herself, qui a d'ailleurs joué dans The Wolf of Wall Street-. Plus tard, on fera encore appel à Selena Gomez et Richard H. Thaler ou encore le célèbre chef Anthony Bourdain pour expliciter d'autres technicités du monde de la finance. Il faut savoir que le réalisateur, Adam McKay est plutôt connu pour ses comédies potaches. Le bonhomme doit donc avoir une sacrée réserve de filouteries en stock, qu'il met formidablement bien au service de The Big Short. Il parvient à mettre en totale adéquation le fond et la forme, traitant les magouilles financières des personnages principaux avec une surenchère d'effets bling-bling (scènes très cut, nombreux jump cut et faux-raccords, rires enregistrés) voués à provoquer dans la salle un certain malaise. Le credo étant donc de montrer une histoire dérangeante et grotesque en utilisant des moyens dérangeants et grotesques.

Au milieu de cette mise en scène en apparence désinvolte mais finalement très réfléchie, les acteurs sont plutôt bons. Si Christian Bale est assez monolithique, ses comparses Steve Carell, Ryan Gosling, John Magaro, Finn Wittrock et Brad Pitt tiennent leurs personnages et livrent des prestations tout en outrance pour les premiers et en discrétion en ce qui concerne Brad Pitt. Quant aux personnages ils parviennent à nous toucher d'une façon très trouble : ce sont des outsiders qui décident de parier sur l'aveuglement et l'avidité des banques et du gouvernement, transformant ainsi les tenants d'une pseudo autorité en dindon de la farce, et pourtant ils le font en profitant allègrement du système. Certains sont avides, d'autres curieux ou consternés par le système mais tous à leur manière touchent le spectateur. Car le film n'hésite pas déshabiller la figure du financier : ils ne sont pas plus intelligents que vous et moi, ils maîtrisent simplement un jargon que nous ignorons et se paient des costumes qui valent un SMIC. En somme, The Big Short est une très bonne surprise ! Tout d'abord parce qu'il s'agit d'un film conscient de ses faiblesses -tant morales que narratives- et ensuite parce que, loin de se contenter d'en prendre conscience, il décide de les utiliser et les revendiquer comme autant d'outils pour moquer son sujet. The Big Short a cumulé 14 nominations -dont 3 aux Golden Globes et Oscars mais aussi 5 aux Bafta- et a déjà remporté le prix du Meilleur Film décerné par la 27ème édition des Producers Guild of America Awards, mais parallèlement il reste assez discret aux yeux du public. On lui souhaite de se faire remarquer aux Oscars, il le mérite.