Cher David Lynch

CHER DAVID LYNCH, 

Je ne sais par où commencer ni comment trouver les mots. Sache simplement que tu as bouleversé ma vision du monde, et cela dès que tu m’as invité à partager tes obsessions, tes fantasmes, tes cauchemars. Il y aura toujours un avant et un après désormais. Je me revois, parfaitement inconscient, réduire le Cinéma à ses structures classiques, à ses standards narratifs, sans me demander s’il existait d’autres moyens de raconter une histoire, une approche plus moderne. Ton nom m’est parvenu au détour de conversations, dans des manuels enseignant l’Histoire du Cinéma et alors ce qui devait arriver arriva. Je me suis procuré Lost Highway, peut-être que l’affiche avait suffi à m’intriguer, ou bien la promesse d’un film sombre, vénéneux. En tout cas, une fois visionné, je suis resté sans voix. Ce jour-là, j’ai découvert que le sens d’un récit pouvait être malmené, renversé, de façon à susciter le malaise, le vertige. Chaque image, chaque son avaient alimenté ma désorientation, pour mon plus grand bonheur, je dois dire.

Je n’ai pas tardé à enchaîner avec Mulholland Drive, et là, le traumatisme a été définitif. Toujours cette science inouïe du chaos, mais transcendée ici par une émotion de tous les instants. Sans doute que la love story impossible, les rêves de gloire déçus, le passé comme horizon perdu sont des thèmes qui me touchent infiniment et que je n’avais jamais vus aussi bien traités dans un film. Naomi Watts y est prodigieuse en amante meurtrie, et c’est alors tout ton talent pour la direction d’acteurs qui éclate de plus belle. Eraserhead, Blue Velvet, Sailor & Lula puis la série Twin Peaks suivront et j’en sortirai systématiquement sidéré. J’avais le sentiment d’explorer une Oeuvre en tous points cohérente, malgré mon incapacité à en dresser les contours. Ton imaginaire recelait film après film de ces mêmes villes fantomatiques, de ces éternelles figures grimaçantes et jamais de lassitude, bien au contraire, ma fascination allait grandissante à mesure que tu réinventais tes propres motifs de prédilection.

J’ai beau y revenir avec les années, étoffer ma culture cinéphile, le constat demeure sans appel. Personne ne sait représenter mieux que toi les méandres de la psyché humaine, d’où ton influence sur toute une génération de cinéastes, aujourd’hui confirmés ou encore apprentis, qui reformulent à leur manière ce que tu leur as légué. Moi-même aspirant réalisateur et scénariste, je ne peux envisager un projet sans puiser mon inspiration dans la tienne. Tu viens de fêter tes 70 ans, le 20 janvier dernier, et je n’ai qu’une envie, te revoir derrière la caméra, malgré ton aptitude à naviguer de médium en médium (de la musique à la peinture) avec une égale maîtrise. Je me console déjà en attendant ton retour à la télévision (la saison 3 de Twin Peaks), prévu pour 2017, et compte bien d’ici là réemprunter le dédale de ta filmographie.

Le Cinéphile Intrépide