Flashback : Zodiac (2007) et le jeu du regard

Flashback : Zodiac (2007) et le jeu du regard

est un film réalisé par David Fincher et sorti en mai 2007. Il a été présenté en compétition officielle au festival de Cannes de la même année. L'histoire se déroule sur plusieurs dizaines d'années et couvre l'affaire réelle de la traque du tueur en série autoproclamé " le Zodiac ", des années 1960 aux années 1990. On y suit l'enquête de deux journalistes, Robert Graysmith (Jake Gyllenhaal) et Paul Avery (Robert Downey Jr.) ainsi que celle menée en parallèle par deux policiers, David Toschi (Mark Ruffalo) et William Armstrong (Anthony Edwards). Le film est adapté des deux livres sur l'affaire écris par le vrai Robert Graysmith : et Zodiac Unmasked. En plus de ces deux livres, David Fincher a souhaité refaire des interviews et vérifier toutes les informations avec la police, créant ainsi une œuvre qui est une mine d'informations de presque trois heures. Mais au-delà du fait de simplement décrire cette affaire et ses impacts de la meilleure manière qui soit, Fincher cherche aussi à faire un grand thriller de suspens qui tient le spectateur en haleine jusqu'au bout. Même si le film n'a pas vraiment de résolution finale étant donné que le sérial killer n'a jamais été arrêté.

Je souhaitais dans cet article évoquer la manière dont le réalisateur joue avec le regard du tueur et de ses victimes, comment il le met en scène et comment il évolue au fil du film. Je vais donc analyser quelques scènes qui explore ce thème en utilisant des regards caméra ou des plans subjectifs.

I - Les victimes et la caméra subjective

La première scène du film nous montre le premier meurtre du tueur, le 4 juillet 1969 en Californie. Le premier plan montre une ville en plan très large, célébrant la fête nationale. Dans le deuxième plan ( Plan 1), plutôt long, la caméra est embarquée dans une voiture et on voit la route défiler pars la fenêtre avant passager. On peut se demander si dans cette position, le plan peut être assimilé au point de vue subjectif du conducteur. La caméra est clairement positionnée à sa place et le cadre peut être comparé à un regard humain. Le seul problème étant la direction de la caméra, qui filme vers le côté de la route, comme si le conducteur ne regardait pas en face de lui mais bien de ce côté. Mais quand le deuxième personnage apparaît, il regarde directement dans la caméra, nous indiquait que le plan est bien subjectif. Puis quand on passe ensuite au contre-champ, la jeune fille qui conduit regarde vers le jeune homme, donc vers l'extérieur par la fenêtre avant passager. Le fait que le plan précèdent était un plan subjectif est donc confirmé par ces deux éléments.

Mais ce plan reste néanmoins étrange. D'abord, on passe sur ce plan dans la voiture directement après le plan large de la ville, sans indication sur la personne qui conduit. Couramment, ce plan subjectif aurait été précédé par un plan sur un visage, nous indiquant qui regarde. Ici ce n'est pas le cas, comme si ce regard était celui d'une personne n'existant pas vraiment. Ensuite, les partis de la voiture que l'on voit à l'image reste statiques et ce regard fixé vers l'extérieur par la fenêtre semble impossible si le conducteur est en train de regarder la route. Mais comme dit précédemment, le réalisateur nous apporte après les preuves que ce plan est bien subjectif. Ici, Fincher joue donc avec l'ambiguïté du plan subjectif, de telle sorte que même en revoyant la séquence, on ne sait toujours pas vraiment si c'en est un ou non. C'est suite à cette séquence que les deux jeunes vont se garer dans un coin abandonné et être assassinés par le Zodiac. Ce plan subjectif d'un regard froid et statique peut alors être interprété comme un regard annonçant la mort, incarnant un personnage qui n'est déjà plus vraiment là. Utiliser ce plan dans la voiture avant de voir un quelconque visage humain, comme si elle se conduisait toute seule, ajoute à cette idée de personnage fantomatique.

Le deuxième exemple a lieu à partir de la dix-huitième minute du film. Dans cette scène, on assiste au deuxième meurtre du Zodiac. On suit de nouveau un couple de jeunes d'abord en voiture, puis allongés près d'un lac. Dans la voiture, ils échangent un court regard l'un vers l'autre. Le premier plan montre le point de vue subjectif de la femme tandis que l'homme la regarde (il regarde donc dans l'objectif de la caméra), puis le deuxième montre, de façon inverse, le point de vue de l'homme tandis que la femme le regarde. A nouveau, le réalisateur souhaite donc associer notre point de vue à celui des futures victimes. Le procédé est reproduit quand le tueur s'approche du couple. On voit d'abord la jeune femme regarder hors cadre ( Plan 2), puis un plan montrant son point de vue ( Plan 3). Ce champ contre-champ est répété trois fois, jusqu'à ce que le tueur soit tout près d'eux. La manière dont est cadré le plan 3 nous indique que nous voyons la même chose que la jeune femme. La caméra est au sol, comme elle, et les brins d'herbes flous au premier plan ajoutent à l'effet de subjectivité. Enfin, quand le tueur pointe son arme vers la jeune femme, il la pointe directement vers la caméra.

On peut trouver plusieurs interprétations à cet effet. D'abord, Fincher nous met directement à la place des victimes et nous montre leur point de vue direct, créant ainsi une empathie envers eux. Mais la question du regard dans ce film est peut-être plus complexe. En utilisant ce point de vue, le réalisateur nous montre peut-être ce que cherche réellement le Zodiac, c'est-à-dire être regardé. Le film montrera maintes fois à quel point le tueur se met en scène, de sorte à être vu et à devenir connu. En plaçant le tueur de cette façon dans le plan subjectif de la jeune femme, au centre horizontal du cadre, Fincher nous montre que le Zodiac atteint son objectif, car le regard de l'autre lui donne de l'importance.

Le dernier exemple d'utilisation de la caméra subjective a lieu à partir de la cinquante-sixième minute environ. C'est la quatrième fois que l'on voit le personnage du Zodiac dans une scène, mais cette fois-ci pour une tentative de meurtre qui va échouer. Une femme conduit avec son bébé à côté quand un homme lui fait signe de s'arrêter. Il lui dit que son pneu arrière n'est pas bien accroché et lui propose de le remettre lui-même, ce qu'il fait. Ils repartent ensuite en voiture chacun de leur côté. Mais après quelques secondes, le pneu de la voiture de la femme sort définitivement de sa fixation et elle se rabat sur le côté. L'homme revient alors et l'emmène dans sa voiture pour aller trouver un dépanneur. Dans la première partie de la scène, lorsque l'homme (qui est bien sûr le Zodiac) change le pneu, Fincher réutilise le procédé vu précédemment dans deux plans. D'abord, quand l'homme va chercher du matériel dans sa voiture, la femme se retourne et nous voyons ensuite un plan subjectif tandis qu'elle le regarde à travers son pare-brise arrière ( Plan 4). Ensuite, elle le regarde par le rétroviseur passager pendant qu'il fixe la roue ( Plan 5).

On peut ici reprendre les deux interprétations utilisées plus tôt : la vue subjective participe à l'empathie avec le personnage et nous montre également le désir du tueur d'être regardé. Mais dans cette scène Fincher ajoute un élément narratif par l'utilisation du pare-brise et du rétroviseur. En effet si l'homme se présente comme un bon samaritain, le fait qu'il soit vu à travers ces deux éléments et non directement nous indique le doute qui plane autour de lui et de ses intentions. La scène finit sur le tueur annonçant à la femme qu'il va la tuer mais pas son bébé, la femme lui lançant alors un regard terrifié avant un fondu au noir et une ellipse.

II - Trouver le regard du tueur

Si le Zodiac souhaite être regardé et que Fincher sous-entend que c'est en partie pour cela qu'il commet des meurtres, cela ne veut pas pour autant dire que son regard est facile à trouver. Car le tueur veut être regardé par qui il veut, quand il veut et donc surtout pas par ceux qui enquêtent sur lui. Trouver le regard du tueur pour dévoiler son vrai visage, qui apparaît toujours caché dans les scènes où il tue, est donc un objectif primordial pour toutes les personnages qui le recherchent.

Dans cette scène, qui commence à la quarante-troisième minute du film, le Zodiac a appelé une chaîne de télévision pour dire qu'il souhaite discuter avec l'avocat Melvin Belli. Cette rencontre est alors organisée et devient un réel évènement médiatique. L'avocat y pose des questions au tueur pour qu'il se dévoile, mais n'y arrivera pas et nous apprendrons même ensuite que ce n'était pas le vrai Zodiac au téléphone. Le réalisateur nous met par deux fois à la place du sujet filmé par les caméras de télévision ( Plan 6) soulignant une nouvelle fois le désir du tueur d'être au centre de l'attention.

Au fil de la discussion, Melvin Belli essaye de plus en plus de percer le tueur à jour et le dialogue s'intensifie. La caméra passe alors en plan rapproché sur l'avocat ( Plan 7), comme si un champ contre-champ allait s'installer entre les deux protagonistes. Le regard de l'avocat est perçant, comme si il souhaitait passer à travers la caméra et voir directement le regard du tueur. Il cherche son regard grâce à la caméra diégétique de télévision mais également grâce à la caméra extra-diégétique du vrai tournage, en regardant presque directement dans l'objectif. Mais le fait qu'il regarde justement un tout petit peu à côté de l'objectif nous indique qu'il n'arrive pas à trouver ce regard. Le fond et la forme se mêlent totalement et la mise en scène est donc ici très explicite sur cet enjeu du film : l'objectif des enquêteurs et de l'avocat est de trouver le regard du tueur, mais dans cette scène il passe juste à côté et échoue à dévoiler sa véritable identité.

Cet enjeu est relancé dans une scène qui a lieu à peu près à la moitié du film, à une heure et vingt-deux minutes. Trois inspecteurs rendent visite à un suspect nommé Arthur Leigh Allen. Au fur et à mesure de l'interrogatoire, il devient assez clair que Leigh Allen colle en tous points au profil du Zodiac : il a parlé des meurtres avant qu'ils aient lieu à un ami, il était au lac le jour du meurtre du couple, on a trouvé des couteaux tachés de sang dans sa voiture, il porte une montre de marque Zodiac, etc. Une grande partie de la scène est filmée en champ contre-champ entre les différents protagonistes, et l'on voit généralement dans les plans un personnage de dos en amorce et l'autre de face. Mais quand la suspicion est à son maximum, Fincher met bout à bout trois plans de chacun des inspecteurs regardant la caméra ( Plans 8, 9 et 10). La mise en scène est une nouvelle fois très explicite, ces trois regards caméra indiquant que les enquêteurs ont enfin trouvé le regard qu'ils cherchaient.

Ces plans sont assez audacieux car ils se suivent tous les trois assez rapidement et ne peuvent donc pas être interprétés comme le point de vue subjectif de Leigh Allen qui est assis en face des inspecteurs, ce qui atténuerais leur force et le fait qu'ils brisent la diégèse. Fincher veut placer le spectateur au centre du dialogue et lui faire comprendre que cet instant précis a une très grande importance. Il correspond en fait à la résolution de l'intrigue principale. Ce que nous disent ces plans, c'est que les inspecteurs peuvent enfin regarder le tueur droit dans les yeux et qu'Arthur Leigh Allen est donc le Zodiac. La traque n'est pas finie car les preuves ne sont pas assez accablantes pour l'enfermer, mais le combat que mènent les inspecteurs pour trouver le regard du tueur s'achève ici.

Après qu'un des inspecteurs pointe le fait que Leigh Allen a été viré d'une école pour avoir touché des enfants, on retrouve la mise en scène avec les trois regards caméras des inspecteurs auquel s'ajoute un quatrième, celui de Leigh Allen ( Plan 11). En regardant en plein dans l'objectif de la caméra, il dit alors après un long blanc : " Je ne suis pas le Zodiac. Et si je l'étais, je ne vous le dirais certainement pas ". Le regard caméra prend alors une autre dimension, car on peut ici dire que Leigh Allen s'adresse directement au spectateur du film. La phrase qu'il dit peut facilement être interprétée de cette façon, même si un contre-champ nous montre ensuite les inspecteurs en train de le regarder. De cette manière, Fincher fixe une nouvelle fois l'objectif de cette scène, c'est-à-dire nous faire comprendre que Leigh Allen est le Zodiac. Car bien sûr, en nous regardant dans les yeux pour nous dire qu'il n'est pas le Zodiac, la chose que le spectateur comprend est qu'il l'est.

Faute de preuves, Arthur Leigh Allen ne sera pas inculpé malgré que tous soient convaincus qu'il est le tueur. Les inspecteurs vont donc abandonner l'enquête chacun leur tour. Quant au journaliste Paul Avery, il va tomber dans l'alcool et finir sa vie sur une péniche, loin de l'enquête. Seul le journaliste Robert Graysmith va continuer à chercher des preuves avec acharnement jusqu'à perdre sa famille, pour finir seul. Dans l'avant-dernière scène du film, on le voit rentrer dans le magasin où travaille Arthur Leigh Allen pour le regarder dans les yeux sans rien dire, puis repartir ( Plans 12 et 13). S'en suit un lent fondu au noir puis la dernière scène du film qui ne nous intéressa pas dans cet analyse.

Dans cette scène, il est donc une nouvelle fois affaire de regard. Contrairement aux trois inspecteurs, Graysmith n'a jamais pu regarder le tueur dans les yeux. Et c'est ce qui lui manque pour achever sa quête et continuer sa vie. Il pense que regarder le Zodiac dans les yeux, comme l'ont faits les trois inspecteurs, lui permettra de passer à autre chose et de dompter son obsession pour cette affaire. Mais le fait qu'il n'y ait pas de regard caméra et qu'il n'y ait pas de suite pour ce personnage, le laissant partir sur un fondu au noir, laisse cette question en suspens. Suffit-il de regarder le tueur dans les yeux pour ne plus y penser ?