LES HUIT SALOPARDS : Une histoire de la violence ★★★★★+♥

Quentin Tarantino nous revient avec un chef-d’œuvre à l’incroyable maîtrise technique et thématique.

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Bien plus qu’un grand réalisateur, Quentin Tarantino est connu pour sa cinéphilie hors-normes, la seule capable de défier dans l’industrie hollywoodienne celle, jusque-là indétrônable, de Martin Scorsese. Si certains ne voient dans son cinéma qu’un patchwork plus ou moins racoleur de références, nous préférons y déceler une forme d’enrichissement qui permet à l’auteur d’user du bon code au bon moment, et surtout de mieux le briser par la suite, rendant son œuvre bien plus unique qu’elle ne le laisse prétendre. Pour Tarantino, le cinéma ne se fait pas sans culture cinématographique. Son exigence se rapproche alors de celle d’un archéologue, fier de dégoter les plus belles pièces pour les mettre en valeur dans son musée, et ainsi permettre à un nouveau public de comprendre leur utilisation, les émotions qu’elles ont suscitées, et l’héritage qu’elles ont engendré. Néanmoins, cette part de nécromancie est également l’occasion de se rapprocher du contexte historique et politique qui l’accompagne, afin de mieux en montrer les secrets dissimulés derrière des techniques de cinéma. Tarantino est sûrement un enfant de l’Amérique (notamment dans son rapport à la violence et à la justice), mais il fait partie de ceux capables d’en interroger les fondements, quand bien même ils interagissent en grande partie avec sa passion, et donc sa vie. On comprend alors mieux sa fascination pour le genre du western, caractéristique pour le septième art de la description du mythe américain, et qui s’incruste facilement dans la filmographie du réalisateur, transcris de façon plus ou moins explicite dans une époque contemporaine (Reservoir Dogs, Kill Bill 2), ou pris directement à la source avec Django Unchained et aujourd’hui, Les Huit salopards.

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Ce nouveau volet nous plonge quelques années après la fin de la Guerre de Sécession, dans l’État du Wyoming. Alors qu’il emmène sa prisonnière Daisy Domergue (Jennifer Jason Leigh, bestiale) à la potence de Red Rock, le chasseur de primes John Ruth (Kurt Russell, charismatique) rencontre le Major Marquis Warren (Samuel L. Jackson, toujours aussi génial) et le nouveau shérif de la ville, Chris Mannix (Walton Goggins, doté d’un fort potentiel comique). Ensemble, ils se réfugient dans une auberge pour échapper à un blizzard. Mais ils ne sont pas seuls et Ruth se met à emmètre l’hypothèse que quelqu’un ment sur son identité, sans doute dans le but de délivrer Daisy. Par son aspect de huis clos enneigé paranoïaque, Les Huit salopards ne puise pas tant sa principale inspiration du western, mais lorgne plutôt du côté de John Carpenter et de son mythique The Thing (on y retrouve d’ailleurs Kurt Russell en héros et Ennio Morricone à la musique). Et la connivence n’est pas que purement formelle, puisque le créateur d’Halloween a toujours cherché à dépasser le simple exercice de style pour questionner le contexte de son sujet, bien souvent en rapport avec l’histoire américaine. On pensera notamment au pertinent (bien qu’un peu désuet) The Fog, dans lequel des zombies mêlés à une forte brume viennent reprendre le butin qui a causé leur mort, et qui a permis au village de l’intrigue de se développer. Autrement dit, l’Amérique s’est construite dans le sang, au point pour ce dernier de devenir un élément inhérent à sa culture, que Tarantino a souvent représenté avec une certain ludisme (à commencer dans le joyeux massacre que provoque la vengeance de Django). Si cette notion d’amusement est toujours prégnante dans Les Huit salopards, qui prend la forme d’un brillant jeu de masques digne d’Agatha Christie, le cinéaste semble avoir traduit sa rage habituelle par une maturité parfaitement appropriée.

THE HATEFUL EIGHT TIM ROTH WALTON GOGGINS WALLPAPER

Bloqués entre quatre murs, les personnages ont finalement une marge de manœuvre aussi réduite que celle de Tarantino. De ce fait, ce dernier revient à une certaine simplicité, qui lui offre l’opportunité de transcender ses habitudes. Les dialogues à rallonges et la tension insoutenable de l’édifice ont rarement paru si efficaces, étirés avec talent pour tester leur résistance, attendant avec un mélange de jouissance et de crainte le moment où l’élastique va lâcher. En somme, Les Huit salopards résonne comme une version augmentée de Reservoir Dogs, où le décor condense les méfiances, les haines et les rancœurs, telle une boîte de Pandore impossible à refermer, à l’instar de la mercerie, dont la porte est privée de serrure, et repoussée par le vent du blizzard. La pièce est ainsi empreinte de cette violence, mise en lumière par un flash-back qui nous montre les motivations et les actes du (ou des) traître(s) une fois le voile tombé. Mais cette barbarie n’est autre que celle des États-Unis eux-mêmes, que l’auberge symbolise en confrontant des sympathisants du Nord et du Sud. Oswaldo Mobray (Tim Roth, toujours aussi réjouissant) en vient même à expliciter la métaphore en divisant l’endroit comme la carte du pays. La maisonnée perdue dans les montagnes se transforme alors en personnage à part entière, rendant presque inutile le talent de Tarantino pour la caractérisation. Car aussi complexes et fascinants que puissent être ses huit salopards, ils sont tous les fruits du même arbre, celui d’une société qui, comme l’auberge, leur fait croire qu’ils sont les bienvenus. Si certains ont pu critiquer la volonté candide de l’auteur de réécrire l’Histoire grâce au cinéma dans Inglourious Basterds et Django Unchained, il ne cherchait en réalité qu’à mieux mettre en évidence l’impossibilité pour la fiction d’avoir de l’impact sur le réel. Tuer Hitler ou une bande d’esclavagistes sur pellicule n’est qu’une vengeance éphémère, bien que « magnifique », mais elles ne redéfinit en aucun cas la période évoquée. La beauté des Huit salopards est alors d’assumer cette vacuité du processus artistique face au poids de l’histoire. Tous les artifices de la fiction ne peuvent rien face à ces personnages ancrés dans leur temps, et donc dans son nihilisme.

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L’horreur que nous déverse Tarantino au sein de son suspense rend dès lors son film encore plus éprouvant (dans le bon sens du terme), permettant à la qualité de son écriture de venir titiller nos rapports moraux. Les personnages ont beau être des monstres, la durée parvient à nous les rendre attachants, à nous faire comprendre leur façon de penser et d’agir, à rechercher l’humanité à laquelle ils essaient de se raccrocher. C’est notamment ce qu’évoque ce merveilleux outil scénaristique qu’est la (fausse) lettre d’Abraham Lincoln au Major Warren, métonymie quasi-sacrée d’un modèle humaniste, usé ici à de simples fins de manipulation. Pourtant, cette imitation, et son importance pour les protagonistes, reflètent cette noblesse d’âme qui leur semble impossible d’atteindre. Ils savent que, contrairement à l’ancien président des États-Unis, l’Histoire ne les retiendra pas. Leur vie s’envolera en même temps qu’eux, et c’est pour cela que le cinéaste nous incombe de profiter de chaque instant en leur compagnie, y compris durant leur mort. Cette nécromancie face à des êtres de fiction qui auraient pu exister et que l’on veut faire exister, s’accorde alors avec celle, purement cinématographique, de Quentin Tarantino. Pour rappel, le réalisateur a exhumé pour l’occasion le format délaissé du 70mm Ultra Panavision, utilisé dans les années 50 et 60 pour quelques grands films épiques tels que Ben-Hur ou Les Révoltés du Bounty. Outre l’ampleur de l’image qui magnifie les décors, elle demande une scénographie parfaitement maîtrisée, absorbant une grande partie de la mercerie et renforçant l’appréhension d’un danger qui peut survenir par n’importe quel bord de l’écran. Mais ce qui pourrait n’être qu’un caprice de cinéaste appuie le propos du long-métrage. Pour l’avoir visionné dans sa version road-show (en 70mm, avec une ouverture, un entracte, et huit minutes supllémentaires), le film réveille une autre vision du septième art, comme un souvenir que l’on expérimente et qui donne à la séance une dimension exceptionnelle. Tarantino nous rappelle toute la beauté de la salle de cinéma, nous rapprochant durant trois heures de ces personnages réchauffés par la pellicule. Il immortalise ainsi un petit bout d’histoire dans la grande, pointant vers une fin logique et poignante, où une lueur d’humanité surgit trop tard de la bestialité ambiante. La nécromancie du cinéaste percute et choque, tandis que le 70mm accentue la beauté de l’un de ses films les plus aboutis, et sans doute l’un de ses plus inoubliables.

Réalisé par Quentin Tarantino, avec Samuel L. Jackson, Kurt Russell, Jennifer Jason Leigh, Michael Madsen

Sortie le 6 janvier 2016.