KNIGHT OF CUPS : Un cavalier sans tête ★★★★☆

Par Le Cinéphile Anonyme @CinephilAnonyme

Un Terrence Malick radical, sublime et complexe.

Après The Tree of Life et A la merveille, Knight of Cups s’inscrit dans la filmographie de Terrence Malick dans ce que l’on pourrait appeler trivialement la « saga de la dépression ». Au-delà des tics habituels du cinéaste (la voix-off, les métaphores visuelles, les bains de lumière…), le fait de décrire des personnages perdus dans la vacuité de leur existence le pousse encore plus loin dans ses interrogations métaphysiques. Et tout comme ses coquilles vides qui lui servent de fil rouge, Malick tend à une sorte de transe cinématographique, une expérimentation de septième art pur, qui atteint avec son nouveau volet une radicalité encore jamais atteinte. Construit sur une simple logique de chapitres (aux titres assez énigmatiques), le long-métrage s’éloigne autant qu’il le peut d’une narration traditionnelle, ironiquement mise en perspective par son protagoniste, Rick (Christian Bale), qui vit de son métier de scénariste à Hollywood. Seules ses rencontres (majoritairement des femmes) semblent driver une intrigue stagnante et répétitive, où le tourment est décrit dans sa forme la plus horrible : celle dont on ne peut échapper.

Car Knight of Cups est avant tout le récit d’une existence privée de sa sève, aussi pénible à vivre pour Rick qu’à regarder pour le spectateur. L’immersion est ici une question de résistance, que Malick défie durant deux heures. L’accroche de son monde est impossible. Les images nous filent entre les doigts, troquant leur langueur habituelle pour un montage beaucoup plus dynamique, n’hésitant pas à couper des instants en pleine action. Les dialogues se déroulent sans son, tandis que les plans léchés et sublimés par la lumière d’Emmanuel Lubezski s’alternent avec des rendus de GoPro et autres caméras de portable. Ce patchwork bordélique n’offre alors que la solution de l’abandon complet (ou le rejet, c’est selon) pour mieux l’assimiler. C’est ainsi que l’on peut percevoir Knight of Cups comme une transcription amplifiée de notre quotidien. Après tout, Malick n’a que très rarement traité l’époque contemporaine (mis à part A la merveille et les passages avec Sean Penn dans The Tree of Life), pour laquelle il exprime ici tout son dégoût. Son accumulation d’images n’est finalement que celle que nos yeux digèrent à longueur de journée, vidées de leur sens par leur excès. Implicitement, les expérimentations visuelles du film s’inscrivent dans la génération Instagram, dévoilant la vacuité d’un narcissisme généralisé. L’apparence ne laisse aucune place à l’introspection que recherche le cinéaste, et se décline dans des formes plus ou moins absurdes, jusque dans des fêtes fitzgeraldiennes organisées par un playboy immature (Antonio Banderas).

Le début l’affirme, Knight of Cups est fondé sur des « fragments », sur « les pièces d’un homme » censées représenter les moments importants de sa vie. Sauf que le chemin hédoniste qu’a choisi Rick, et qui définit par ailleurs le chevalier des coupes du titre, ne l’a mené nulle part. Malick adapte ainsi sa mise en scène à cet être perdu. Il tente de filmer une certaine sensitivité absente de l’existence de Rick. Bien que non linéaire, le métrage essaie néanmoins de suivre une route, dont son héros ne semble pas voir de destination finale. Il n’est pas étonnant que le cinéaste se concentre à plusieurs reprises sur la figure du pied, souvent nu, comme si le toucher, et donc le contact direct avec la terre, n’étaient plus que l’unique expérience des sens qu’il reste à ses personnages. Le génie de Malick est de parvenir à nous raconter ce manque, à nous décrire l’impalpable par le palpable, tout avec rien, ou plutôt l’inverse. Car le vide de Knight of Cups provient au final de son surplus perpétuel d’images et de sons, incapable de se concentrer, de se poser, à l’instar de Rick. Les femmes de sa vie sont donc celles qui en pâtissent le plus. Malgré le casting cinq étoiles que se permet ce cher Terrence (Cate Blanchett, Imogen Potts, Freida Pinto…), leurs personnages ont sont réduits à de simples ombres. A peine commençons-nous à nous habituer à elles et à les connaître qu’elles disparaissent. Même Natalie Portman, pourtant plus ancrée dans la narration et promettant enfin un avenir calme à Rick, finit par le quitter, laissant ce regret constant de ne pas avoir pu la comprendre, alors que Malick en capte toute la grâce.

Au travers du mal-être général de son univers, le film confirme plus que jamais, au sein de la « saga de la dépression », qu’il touche à la désymbiose. Le corps et la conscience, plutôt que de fonctionner de paire, se confrontent. A de nombreuses reprises, la réalisation de Terrence Malick s’amuse de plans rapprochés qui évitent le visage, révélant des corps sans tête, comme privés de leur âme. Le montage, fait de franches coupes, met également en exergue cette dichotomie pour que le spectateur, contrairement à Rick, ne s’égare pas, qu’il ressente les choses. L’implication que le cinéaste impose à son public en rebutera évidemment certains, et engendrera sans doute par son mysticisme des interprétations contradictoires, mais toute la beauté de sa filmographie repose sur cette épure, offrant la possibilité à chacun de s’approprier l’œuvre, et donc de représenter l’homme dans une certaine universalité. Le cinéma est peut-être un art de l’illusion, mais Malick l’exploite pourtant afin de nous ramener à la réalité, déplorant par moments que plus personne n’y croie. Il nous ensorcelle pour nous ouvrir les yeux et expérimente comme nous devons expérimenter la vie. Il lui arrive de briller, parfois de tomber. Quoiqu’il en soit, il continue de se relever, d’avancer, et de nous hypnotiser.

Réalisé par Terrence Malick, avec Christian Bale, Natalie Portman, Cate Blanchett

Sortie le 25 novembre 2015.