Blue Movie (Processus de déshumanisation : mode d'emploi)

Genre: drame, trash, inclassable (interdit aux - 18 ans)
Année: 1978
Durée: 1h24 (cut), 1h37 (uncut)

L'histoire : Silvia est agressée dans les ruines d'un ancien château. Elle parvient à échapper à ses agresseurs et demande secours à Claudio qui passait en voiture. Celui-ci la recueille et l'installe chez lui. Photographe de charme, Claudio est un homme pervers qui maltraite et humilie ses modèles. Bientôt Silvia va connaître le même sort jusqu'à sombrer dans la folie. Le dénouement de ce calvaire ne pourra être que fatal. 

La critique :

Surnommé le Pasolini du bis ou encore le poète de l'extrême, Alberto Cavallone fit l'essentiel de sa carrière dans l'ombre des grands réalisateurs transalpins de son époque. Avec au moins d'une dizaine de films à son actif, le cinéaste et son oeuvre demeurent assez méconnus. Avant de devenir le chantre de l'underground italien des années 1980, Cavallone se fit connaître auprès des amateurs de cinéma bis en 1977 avec L'homme, la femme et la bête.
Ce film pervers et dérangeant, sorte de successions de tableaux métaphoriques, eut le mérite de sortir Cavallone des profondeurs de l'anonymat où il végétait jusqu'alors. Il lui permit surtout de trouver de nouveaux (modestes) financements pour son nouveau projet : Blue Movie. Une oeuvre à la limite de l'amateurisme, tournée en huit jours, avec des acteurs non professionnels pour la plupart. Pourtant Blue Movie va sacrément secouer les limites moralisatrices du cinéma italien.

En 1975, Salo ou les 120 jours de Sodome de Pasolini avait créé un tremblement de terre. Trois ans après, le film de Cavallone surfe encore sur les secousses de la déflagration. Si on ne peut décemment pas établir une comparaison entre les deux oeuvres, force est de constater que leur thème principal est identique : la déshumanisation. Une déshumanisation insidieuse, progressive, mais qui parvient à ôter toute notion de dignité à l'être humain qui en subit le joug.
Enchaînant fantasmes avilissants et réalité la plus crue, Blue Movie s'apparente à un huis clos cauchemardesque qui plonge le spectateur en plein malaise. Malaise d'autan plus prononcé que le film se déroule quasiment dans sa totalité dans l'enrironnement reclus d'un appartement, ce qui accentue l'impression de claustrophobie, le sentiment que tout échappatoire est impossible. Le casting ne réunit que des acteurs amateurs (qui s'en tirent remarquablement bien), à l'exception de la très belle Dirce Funari, qui fit une carrière intéressante dans le cinéma érotique sous la direction de Joe d'Amato notamment.

Attention, SPOILERS ! Silvia échappe de justesse à une tentative de viol. Affolée, elle trouve refuge dans la voiture de Claudio qui circulait aux environs. Le jeune homme l'aide à s'enfuir et lui offre l'hospitalité. Mécanicien de son état, Claudio a pour hobby la photographie de charme. De ce fait, il fait souvent venir des jeunes femmes pour des séances photos dans son appartement. Daniela est son modèle préféré. Belle mais influençable, elle subit fréquemment les violences de Claudio.
Car celui-ci est très loin d'être le gentil chevalier servant qui a secouru Silvia. Personnage sombre et torturé, le jeune homme voue une haine féroce à la beauté qu'il considère comme une atteinte à la vérité du monde, laid par définition. Pour satisfaire ses bas instincts, il se réfugie souvent dans des visionnages de mondos ou d'images de guerre, tout en cachant aux autres ce goût immodéré pour le morbide. Manipulateur, il dénigre à loisir ses modèles et les humilie à la moindre occasion.

Epargnée jusqu'alors, Silvia va se retrouver elle aussi confrontée aux brimades et aux coups. Très vite, elle va se rendre compte qu'elle devient la prisonnière de l'esprit dérangé de son géôlier sans qu'elle ne puisse s'enfuir de cet enfer de perversité. Claudio commence par appliquer son processus de déshumanisation sur Daniela. Il la séquestre, l'affame, la fait se comporter comme un chien, l'oblige à se couvrir de ses propres excréments... Sombrant peu à peu dans la folie, Silvia tue Daniela en l'étouffant, puis prend la fuite... Alberto Cavallone affirma que Blue Movie était un film qu'il avait depuis longtemps comme profondément ancré au fond de lui. Que son projet était de retranscrire le processus inverse de l'évolution humaine, le cheminement opposé : celui qui conduit jusqu'à la régression de l'homme (la femme, ici, en l'occurrence) à l'état bestial et primitif. Et on ne peut nier que le cinéaste est allé jusqu'au bout de ses intentions, en ne lésinant vraiment pas sur les moyens pour y arriver.
Son cinéma ne se restreint d'aucune inhibition, ne pose aucune limite. Alors autant prévenir les âmes sensibles, Blue Movie est une oeuvre choquante et même révoltante à certains moments.

Au programme des réjouissances, citons en vrac beaucoup d'actes sexuels non simulés (la version uncut présente une fellation interraciale d'une durée de treize minutes !), des images réelles de morts violentes, et surtout des scènes scatologiques (réalisées apparemment sans trucages), où Dirce Funari, qui interprète le mannequin Daniela, se recouvre vraiment le corps de ses propres excréments.
D'ailleurs, selon les témoignages, l'actrice (la seule professionnelle du film) serait ressortie malade et écoeurée du tournage. On la comprend aisément... Pour Cavallone, le monde moderne est source de toutes les perversions, de tous les excès. Il s'insurge contre le rapport addictif de l'homme moderne à la marchandise, au produit de consommation. Ainsi, lorsque Claudio oblige Daniela à remplir ses paquets de cigarettes de ses excréments, le réalisateur raccourcit la métaphore à l'extrême et applique au sens littéral du terme, dictature d'une société toujours plus consumériste.

Pour dénoncer les excès de cette société redevenue primitive dans sa soif absolue de matérialisme, Alberto Cavallone a jugé bon d'aller jusqu'au bout de la provocation. Mais le réalisateur ne se contente pas d'une critique sociale. Il fustige également les rapports que peuvent entretenir les êtres humains. Ainsi, il ne croit pas en la possibilité d'un épanouissement amoureux. Pour lui, amour et mort sont intimement liés. Eros finit toujours par rejoindre Thanatos.
Plus le film s'enfonce dans la violence psychologique, plus l'on voit planer l'ombre de Sade et de Bataille dont Cavallone s'est ouvertement réclamé. Et inévitablement arrive la comparaison avec Salo... Si on reste assez loin du génie cinématographique de Pasolini, et malgré tous les défauts inhérents à son genre, Blue Movie est une oeuvre très intéressante qui propose de nombreux thèmes de réflexion. Mais attention, par ses outrances et son côté extrême, c'est peu dire que cet ovni ultra glauque ne conviendra pas à tout le monde.

Note : 13.5/20