[Critique | Sortie Vidéo] Inherent Vice réalisé par Paul Thomas Anderson

Par Kevin Halgand @CineCinephile

« L’ex-petite amie du détective privé Doc Sportello surgit un beau jour, en lui racontant qu’elle est tombée amoureuse d’un promoteur immobilier milliardaire : elle craint que l’épouse de ce dernier et son amant ne conspirent tous les deux pour faire interner le milliardaire… Mais ce n’est pas si simple…
C’est la toute fin des psychédéliques années 60, et la paranoïa règne en maître. Doc sait bien que, tout comme « trip » ou « démentiel », « amour » est l’un de ces mots galvaudés à force d’être utilisés – sauf que celui-là n’attire que les ennuis. »

Il est l’un des réalisateurs les plus doués de sa génération. Comme David Fincher, David O. Russel et Quentin Tarantino, Paul Thomas Anderson a formaté les nouveaux codes du cinéma du début  des années 2000. En brisant les règles de langage cinématographique au gré de ses humeurs, il est parvenu à se créer un style psychédélique atypique reconnaissable entre mille. « Inherent Vice », son dernier film, poursuit la série d’adaptations de romans qu’il a initié depuis « There will be blood ». Conservant la signature stylistique habituelle du cinéaste, le film renferme une démarche artistique ambiguë. Léché sur le plan formel et esthétique, les sinuosités de sa narration perdent vite le spectateur. Explications.

Inherent Vice est l’adaptation du roman homonyme de Thomas Pynchon. L’action se déroule en 1970 à Los Angeles, du point de vue de « Larry Doc » Sportello, un détective privé hippie occupant le gros de son temps libre à fumer du cannabis. Le film s’ouvre par une visite que lui rend son ancienne petite amie. Elle essaye de le convaincre d’enquêter sur un promoteur immobilier milliardaire dont elle craint que l’épouse et son amant conspirent pour le faire interner. Se lançant dans l’enquête, Sportello va se retrouver au cœur d’une histoire de trafic de drogue aux multiples ressorts et acteurs.

Dès les premières séquences, le spectateur est perdu dans des scènes verbeuses enchaînant les sketches où les comédiens se déchainent avec talent. Brisant le rythme de l’intrigue, Anderson affiche alors son premier objectif : faire un film à atmosphères et à longues séquences se suffisant à elles-mêmes. Ne traitant quasiment jamais de l’action de plus en plus sinueuse qui finit par passer en second plan, les dialogues s’égarent dans des discussions quasi-tarantinesques révélant l’état d’esprit pessimiste des différentes couches de la société à cette époque-là, toutes sous l’emprise de l’éternel retour du réel : la fin de la parenthèse enchantée des années 60, le retour de la déchéance morale et de l’autorité policière.

Même si les séquences finissent par s’affadir sur la durée et que les scènes sans réelle articulation s’entrechoquent à mesure que le film avance, brisant ainsi toute cohérence dans la narration, il est à noter une immense maîtrise de la part du réalisateur dans la peinture de ses atmosphères. Sa mise en scène parvient à créer une réelle ambiance vintage, fascinante, mais indéniablement dérangeante. Constituée principalement de fondus enchaînés incessants, de plans-séquences, de travelings lents ou encore de gros plans à faible profondeur de champ, elle sert à merveille les caractères burlesques et imprévisibles des personnages et le style visuel rétro et psychédélique accompagné avec élégance par une BO surf-jazz liant les séquences entre-elles. Le jeu sur l’obscénité, le corps sexué des femmes, les réactions burlesques et en même temps dégoûtantes de la police retranscrivent à merveille l’ambiance très spéciale des années 70 : celle d’une période insouciante cachant un malaise qui la ronge inconsciemment. Ce malaise éclora dans la dernière partie du film et l’explosion de la violence qui la caractérise, encore une fois très bien amenées par la mise en scène d’Anderson à travers son travail sur les distances focales et la mise au point.

Même si l’incohérence narrative, très bien formalisée par les fondus, nous conduit de plus en plus à penser que Sportello assimile son enquête à ses délires comme le spectateur assimile le récit à ceux d’Anderson, la structure elliptique du film peine à fonctionner sur la durée. De toute évidence, même si par intermittence les situations burlesques très bien amenées peuvent fasciner et captiver, elles tournent très rapidement à vide et se changent à terme en un objet de plus en plus bouffon. Ce qui est en cause ici, c’est les portraits des personnages. Beaucoup trop nombreux, introduits beaucoup trop rapidement, tous sont imperceptibles. À trop osciller entre des dialogues à la vacuité volontaire, des comportements surréalistes et une intrigue hermétique, Anderson se risque malheureusement au final à ne plus parler de rien et désincarne involontairement ses personnages. En plus de ses problèmes d’articulations, le film peine à trouver un réel langage, enfermant ainsi son réalisateur dans une virtuosité hermétique. Le film paraît au final trop confus pour captiver pleinement, mais aussi trop bien maîtrisé et beaucoup trop sûr de ses qualités pour fasciner et bousculer pleinement.

Bousculer, il en est en effet question. En introduisant une série de thèmes qu’il a du mal à approfondir séquence après séquence, Paul Thomas Anderson ne parvient finalement pas à nous faire saisir sa vision personnelle du monde qu’il est en train de représenter. On l’aura compris, il se range ici du côté des réalisateurs formalistes qui adhèrent de façon excessive aux formes artistiques. Formalistes qui font fonctionner leurs films suivant leurs propres règles et un langage qu’ils sont les seuls à comprendre. Formalistes donc, mais formalistes particuliers, qui ne sous-estiment pas les potentialités émotionnelles de « l’irruption du réel » dans leurs films. Chaque séquence stylisée d’Anderson s’achevant par un changement des règles du jeu qu’impose son langage cinématographique. En témoigne l’ élégance de la séquence sensuelle de retrouvailles entre Sportello et son ancienne petite amie, qui s’achève par un acte sexuel aussi perturbant que fascinant.

Une séquence à l’image film, dans laquelle le cinéaste arrive par intermittence à capter avec délicatesse et sincérité l’image d’une scène émouvante. Une scène qui pour nous est un objet inconnu, mais émouvant et sensuel parce qu’il sait le représenter. L’irruption du réel qui achève la séquence est elle aussi en elle-même psychédélique. Elle illustre bien ce qu’il n’a pas réellement cherché à faire dans ce film : atteindre la sensibilité et l’empathie du spectateur dans les images qu’il montre. Ni grand public, ni totalement formaliste, « Inherent Vice » peine à trouver son chemin ce qui est dommage, car cinématographiquement et thématiquement, le film est très riche.

par Oualid Branine